Paul Celan fait observer que dans les quatre textes écrits par Georg Büchner dans sa courte vie (il est mort à 24 ans), il est question de l'art, et que cette question est posée chaque fois sous l'angle du rapport entre l'art et la marionnette :

- Dans La Mort de Danton (Acte 2 scène 3), Büchner se moque de cet art qui n'est qu'une gesticulation de marionnettes, "dont les articulations craquent à chaque pas en pentamètres iambiques". Ach, die Kunst! fait-il dire à Camille Desmoulin. La statue de Pygmalion a certes reçu la vie, mais elle n'a pas eu d'enfants. Sa femme, Lucile, est indifférente à ce que Camille dit de l'art, et soudain la scène est interrompue par un événement extérieur : Danton annonçant qu'il va être arrêté [c'est la violence politique qui arrête le débat sur l'art];

- Dans Woyzeck, c'est un bonimenteur de foire qui montre l'art sous la figure d'un singe. "Le commencement du commencement va débuter dans un instant. Mesdames! Messieurs! Voyez la créature, telle que Dieu l'a faite : ce n'est rien, rien du tout. Voyez à présent l'effet de l'art, elle marche, elle porte veste et culotte, elle a un sabre!".

- Dans Léonce et Léna, Valério montre un couple d'automates faits de cylindres et de soufflets ("Rien que de l'artifice et de la mécanique, rien que du carton-pâte et des ressorts d'horlogerie!") - effigies des deux jeunes mariés qui ne se sont enfuis que pour accomplir le destin théâtral prévu par le marionnettiste;

- Dans Lenz, le narrateur raconte qu'il a vu, dans une vallée, deux jeunes filles. Telles quelles, si jeunes, si belles, elles faisaient un tableau dont les vieux maîtres allemands ne donnent qu'une piètre idée. "On voudrait parfois être une tête de Méduse pour changer en pierre un groupe comme celui-là, et puis appeler les gens" faire dire Büchner par la voix de son personnage, Lenz. Il faut que l'art soit vivant, mais il faut aussi qu'il arrête, qu'il pétrifie le vivant.

Alors que Bücher valorise un art vivant, proche de la nature (en opposition à ce qui caractérise selon lui l'art de son temps, un art artificiel, fabriqué par des marionnettistes), Paul Celan fait observer qu'en tout état de cause, l'art ne peut pas se passer de ces marionnettes. Si le tableau vivant est si beau, s'il se suffit à lui-même, pourquoi faut-il se changer en tête de Méduse pour le regarder? Que Büchner introduise cette figure montre que l'art est irréductible au vivant. Il y a en lui quelque chose d'étrange, d'étranger, de dépaysant (unheimlich). Il faut qu'il montre des figures mécaniques, le singe de foire ou l'automate. Le soupir de Camille Desmoulin Ah! l'art! souligne cet écart étrange, cette discordance.

Qui a l'art en vue et en tête est dans l'oubli de soi. Le "Je" mis à distance, dégagé, arrive un tournant, un renversement. [L'oeuvre s'accomplit, quasi machinalement, sans travail de l'auteur ni assistance vivante du signataire]. On peut, comme Lucille, être aveugle à l'art et rencontrer ce moment.