1. La marque.
La structure de la marque est décrite par Jacques Derrida dans une "communication" faite lors d'un colloque de 1971 dont le thème était, justement, "la communication". Ce qui se produit dans la "communication" n'est pas la transmission d'un sens ou d'une intention, mais la citation d'une "marque" [n'importe quel parole, texte, ou formule]. En l'émettant, l'émetteur abandonne cette marque et la laisse à un destinataire qui, lui aussi, peut être absent. La réitération se fait nécessairement dans un autre contexte, imprévisible et hétérogène, dans lequel l'intention initiale de l'émetteur (son vouloir-dire) aura été perdue. Dans son fonctionnement, cette structure ne diffère pas de celle de l'écriture. Tout texte, toute phrase, toute formule, toute marque peut être citée. Quand elle se re-marque, elle est déjà orpheline. Elle est ce qui reste d'une opération initiale, d'une production ou d'une prétendue origine dont on ne peut rien dire car, justement, la marque en surgit, coupée du référent ou du signifié initial. C'est une incision, une blessure, une rupture, et la conscience elle-même en est brisée.
2. Re-marque.
Si toute marque peut être répétée, citée, réitérée et altérée, toute marque, conventionnelle ou non, peut donner lieu à un acte de langage. De la même façon, les objets, les mots, les signifiants, les inventions que multiplie la modernité, les oeuvres ou les tableaux peuvent s'inscrire dans un système d'oppositions (première marque), et aussi transformer ce système (seconde marque). Cette structure de double marque (qui caractérise aussi la déconstruction) rend possible autant la règle que sa transgression.
Dans l'archive, la marque s'inscrit comme telle. Elle se fait science et loi. Dans le corps, elle s'inscrit par la langue et aussi par des rites comme la circoncision, cette blessure-cicatrice à la fois intime et extérieure qui continue l'alliance [marque] mais rompt avec l'horizon de sens initial [re-marque]. Dans tout événement de ce type comme tout acte de langage, la structure est double : un modèle itérable, et un événement absolument singulier.
La re-marque est une pliure sur soi. Inscrite dans le corps, elle fait habiter la langue. Elle engage sur un chemin, dans une marche où le proche et le lointain s'entrelacent, un mouvement de démarquage que Derrida décrit par la séquence : marque, marche, marge.
3. Itération, itérabilité.
Toute réaction ou réponse comporte une part d'itération ou d'automatisme, qu'elle soit humaine, animale (ou autre). La marque ne se reproduit pas identique à elle-même. Chaque répétition étant distincte de la précédente, elle altère l'origine qu'elle paraît reproduire (mais qu'elle produit et fait valoir comme telle), elle transgresse le code ou la loi qu'elle répète. Elle n'est pas une simple citation, mais une itération. Jacques Derrida appelle itérabilité [de "iter", un mot dont l'étymologie en sanskrit, itara, peut être traduite par "autre"] une possibilité singulière de répétition, où ce qui se répète (la marque) reste identifiable mais décalé, modifié, parasité par un nouveau contexte. Comme une roue qui tourne, l'itération avance vers un autre lieu. Cela ne supprime ni l'intention du locuteur, ni le "faire-sens" (l'idéalisation de la marque), mais cela la limite, l'entame, la divise, l'exapproprie par une altération inéluctable. D'un côté, la répétition altère; et de l'autre, l'altération identifie. L'itérabilité ruine l'identité qu'elle rend possible.
L'itérabilité, qu'on peut aussi qualifier de différance, graphème, trace, etc., est en rapport essentiel avec la déconstruction. Par son parasitage et sa corruption, elle menace toute structure. Par son fonctionnement supplémentaire, elle ne se stabilise pas comme concept, mais comme quasi-concept qui soustrait le langage à tout fondement logique, C'est une étrange loi qui porte simultanément identité et différence, répétition et altération, ne laisse intact aucun système d'oppositions. Chaque fois que, par itération, on force au remplacement de l'irremplaçable, on force aussi l'impossible, et on met en œuvre la force métonymique de l'itération. Il suffit d'utiliser le mot "fois", fait remarquer Derrida. Cette mise en œuvre arrive dans les champs les plus divers, par exemple la phototographie (Barthes nomme cela punctum), ou la biologie. Dans la question du clonage, se croisent, non sans angoisse, les questions éthiques, juridiques, politiques de l'itérabilité et celles posées par une décision raisonnable ou responsable.
4. Dissémination, sur-vie.
Chaque fois qu'elle est proférée ou écrite, une phrase s'adresse à un seul. Mais toute phrase est réitérable et peut toujours s'adresser à plus d'un - sans qu'on sache à qui, ni comment il l'interprétera ou l'entendra. C'est sa destinerrance.
Une marque secrète reste indéchiffrée, encryptée, comme un schibboleth. En tant qu'écriture, style ou idiome, elle s'offrira au déchiffrement d'un autre qui jouera de ses propres codes ou langages. Elle rompra les attaches, se transformera en force de dissémination. En-dehors de son contexte initial, elle opèrera comme parasite, citation, greffe, signature ou nomination.
On retrouve la structure itérative, inachevable, du procès de nomination et d'écriture dans cet axiome, cette injonction qui s'impose à nous : "Il faut continuer à vivre", "Il faut survivre". S'il le faut, c'est que la vie est une tâche infinie, une itération inarrêtable.
Dans des machines d'écriture comme celles de James Joyce ou dans d'autres oeuvres dites d'art, la marque dit "Oui", elle revient et nous hante. Cet événement, qui conditionne la "réussite" (imprévisible) de chaque acte de langage (celle du verbe), renvoie à la dérive graphématique, ultime et irremplaçable, du nom de Dieu.
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