Dans la modernité, écrire un livre est un acte de donation. On écrit comme on jette une bouteille à la mer, sans savoir à qui ça va. Ce n'est pas ce que faisait un auteur comme Corneille. L'écrivain classique s'adresse à un groupe culturel au nom d'un système de valeurs. Il juge ses propres écrits en se mettant à la place du lecteur. Mais à l'époque moderne, il n'y a plus de goût, plus de système de règles intériorisé, plus de critères d'écoute. Une fois écrit, le livre part dans des réseaux de vente ou de distribution qui ne sont pas des réseaux d'accueil. Personne ne sait ce qu'il en adviendra. Les livres sont sélectionnés en fonction de connotations qui dépendent de la mode et ne valent que pour un temps très court.

Aujourd'hui, le système des valeurs n'est pas suffisamment stable pour qu'une oeuvre soit assurée d'être entendue. Les écrivains qui écrivent des choses intéressantes le font sans savoir à qui ils parlent. Il en est de même des avant-gardes artistiques : elle n'ont ni lecteurs, ni regardeurs, ni auditeurs. On le leur reproche souvent. (Déjà Lénine le reprochait violemment à Maïakovski). Si un artiste soumettait ses expérimentations sonores, plastiques ou littéraires à un filtrage en fonction d'un destinataire, il ne pourrait plus rien faire. Expérimenter, cela veut dire la solitude, le célibat. La chose produite finit par engendrer ses lecteurs, ses regardeurs, ses auditeurs. Le message suscite à la fois celui qui le reçoit et celui qui l'envoie.