Selon une tradition qui remonte à Aristote, le toucher est un sens privilégié, le seul parmi les cinq sens usuels qui procure une certitude immédiate. Mais le même Aristote attire l'attention sur ses apories - encore indépassables aujourd'hui - qui posent la question de l'unité de ce sens. Sous l'"héliocentrisme" contemporain, qui tend à donner la priorité à la vue centrée sur tout autre sens, subsiste un haptocentrisme profond : la croyance intuitionniste que, derrière la vision, c'est encore le toucher qui est primordial.
Partant d'un intouchable personnifié par Psychè (tant qu'un autre ne vient pas la toucher, elle n'a pas de rapport à soi), Jacques Derrida tente de déconstruire cette tradition logocentrique. Mais cela n'implique pas de renoncer à tout privilège du toucher. Sous la forme Tu ne toucheras pas trop, il est porteur d'une sorte de premier commandement, d'un interdit antérieur à toute religion. Sans cet interdit, le "se toucher" ne pourrait pas être pris dans le mouvement d'auto-affection qui fait exister le monde. Il ne pourrait pas opérer comme un modèle [quasi-]transcendantal, celui qu'on retrouve dans la voix et le temps.
Dans "se toucher", le touchant-touché accueille l'autre - un accueil qui n'est pas possible avec les yeux, car le "voyant" reste invisible, intouchable.
En un point d'origine où le "je" se touche, qui selon Jean-Luc Nancy est la bouche, l'âme et le corps se touchent. Un monde s'instaure.
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