1. Double emploi.
C'est un mot que Jacques Derrida utilise de manière ambiguë. Tantôt il l'associe à la présence, à l'être, à la métaphysique; et tantôt il la situe du côté de la différance et de la déconstruction, comme si elle pouvait échapper à la clôture des systèmes. Ce double emploi n'est pas contradictoire, il est stratégique. La pensée est double : d'un côté elle rencontre le prévisible et l'anticipable; de l'autre elle est exposée à l'événement, aux antinomies, à l'inappropriable. La pensée pense à la limite.
La pensée n'est pas la philosophie. Par exemple Artaud est un penseur, pas un philosophe. Certains concepts peuvent être pensés à partir de la philosophie, sans être philosophiques. Exemples : la différance, l'archi-écriture, la trace, la justice, etc... Si l'on stabilisait cette opposition entre pensée et philosophie, on pourrait dire que la pensée, déconstructrice par essence, ne pourrait se penser que par additions et suppléments - ce qui ne serait pas nécessairement le cas de la philosophie. Ou bien que la philosophie serait inséparable de la vérité de l'être, pas la pensée. Mais il faut se méfier des généralisations et surtout des hiérarchisations. Il n'y a pas de pure pensée à opposer, par exemple, à la technique ou à la science (comme le faisait Heidegger). Le philosophe, comme le scientifique, est aussi un penseur. Même quand elle prétend se stabiliser dans un ordre des raisons, la pensée classique, humaniste et rassurante, ne diffère pas du travail d'écriture.
2. Inappropriable.
La crédibilité de la pensée repose - comme celle de la religion - sur un acquiescement originel. Avant tout savoir, toute logique et toute philosophie, s'ouvre la possibilité d'une aimance : "Je pense, donc je pense l'autre". Mais cet autre est inappropriable. La pensée est toujours en excès : c'est ce qui, dans l'éloignement du proche, "vient-de-partir".
Si tout texte est citation, la pensée n'est à personne. Elle est en marche, en cheminement, en perpétuel détour. Elle n'adhére à aucun sol. Là où elle nait, c'est la folie qui guette; cette folie que la pensée accueille en elle-même, dans son intériorité la plus essentielle (même si je suis fou, le Cogito existe). Il est possible qu'elle ne veuille rien dire, car par essence elle ne procède pas d'un vouloir-dire, mais d'une inscription. Elle résiste à toute tentative d'appropriation ou de réappropriation.
3. Penser aux limites, le non pensable, l'inouï.
Il ne peut y avoir de pensée ni de pensable pur. La pensée est toujours déjà contaminée par du non-pensable, par ce qui est absolument singulier, comme la date (qui n'a lieu qu'une fois) ou la poésie, ou la mort, ou encore par ce vivant sur lequel on appose le nom "animal", sans pouvoir le penser.
Les concepts derridiens ne peuvent pas se penser comme tels dans la métaphysique. C'est le cas de la différance (on ne peut la penser qu'au-delà de la métaphysique), ou de la dissémination.
Il y a aussi ce qu'on peut penser, mais qu'on ne peut pas écrire. Exemple : le savoir absolu. Hegel l'a pensé, il en a proposé un concept, mais il savait déjà que nul ne pourrait signer de son nom un tel écrit.
Nous sommes toujours pris, d'avance, dans des programmes ou des machines qui nous précèdent. Pour inventer une autre machine inédite, sur une autre scène, il faut un corps pensant, un signataire et aussi une contresignature. Il faut aussi pouvoir penser ensemble l'événement (une expérience vivante, organique) et la calculabilité (inorganique). Mais cette chose monstrueuse, un événement-machine, peut-elle être pensée? Ou bien faut-il pour cela une autre pensée, une pensée inouïe?
Il y a aussi la promesse d'une pensée qui ne se pense pas encore. Par exemple les droits de l'homme au-delà de la souveraineté de l'Etat-Nation. Comment les penser, si ce n'est à partir d'un autre propre de l'homme encore impensable aujourd'hui?
Une méditation qui irait au-delà de l'homme, au-delà de la raison et de la science, pourrait-elle passer par les vieux signes? Si elle mettait aussi en question le symbole, le langage, le livre et l'écriture linéaire, comment pourrait-elle s'écrire?
4. Il faut penser.
C'est pourtant la tâche qui nous reste, penser. Penser comment? Par fragments et détails plus que par système. Quoi? Les mutations actuelles, dont aucun discours traditionnel ne peut donner une interprétation générale (d'autant moins que la déconstruction y est devenue, elle aussi, un motif). Par exemple : la singularité, l'événement, le jeu, le non-programmable et l'inanticipable (comme la pensée elle-même, car une pensée qu'on pourrait prévoir ne serait pas une pensée), l'exception (dont aucune théorie philosophique ou juridique n'est possible, mais qu'il faut quand même penser), etc... avec rigueur mais en allant toujours le plus loin possible, jusqu'aux fragiles limites où l'on peut mettre en question le fondement même du principe de raison.
Quelle serait la visée de Jacques Derrida? Une pensée ouverte, qui puisse fonctionner en pure perte, à partir d'un centre déporté hors de soi, une pensée qui s'ouvre à des concepts impossibles comme le don ou l'hospitalité, une pensée qui ouvre un autre espace, un espace messianique. Cette pensée blanche, neutre, aventureuse, sans poids ni contenu, ne se laisserait déterminer par aucun programme. Elle aurait le courage de supporter les contradictions, d'endurer l'aporie. Serait-elle encore une pensée?
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