Derrida
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Les collectes de l'Orloeuvre
   
     
Le récit de l'Orloeuvre                     Le récit de l'Orloeuvre
Sources (*) : Une hantise qui vient               Une hantise qui vient
Ouzza Kelin - "Les récits idviens", Ed : Guilgal, 1988-2018, Page créée le 21 mars 2009

 

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Nul ne peut connaître l'état exact de l'Orloeuvre

   
   
   
                 
                       

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Supposons un système axiomatique doté d’un nombre infini d’axiomes. Dans un tel système, la question de savoir comment distinguer les axiomes proprement dits des simples propositions, voire des digressions par rapport à la construction axiomatique, demande des trésors de subtilité. Rien ne prouve que la proposition la plus banale ne va pas se transformer soudainement en axiome. Il faut que cette question soit prise au sérieux, et aussi qu'elle reste ouverte à tout examen ultérieur. Tout Idvien qui se respecte admet qu'une même proposition puisse occuper différentes positions dans différentes lignées. Qu'elle apparaisse vraie dans un cas et fausse dans un autre lui semble parfaitement naturel, et ne lui fait pas perdre la passion de l'Orloeuvre. Après tout, le réel n'est pas homogène, et la réalité varie. Pour en rendre compte, on ne doit écarter aucune catégorie. Aux démonstrations, corollaires, explications et scolies avec lesquels commence n'importe quel raisonnement s'ajoutent les dires, dits, contributions, trajets, illustrations, propositions paradoxales, commentaires, etc..., que chacun juge utile d'ajouter.

Pour une part, le travail de l'Orloeuvre consiste à redisposer dans un ordre différent la masse déjà établie. Par exemple, un commentaire peut accéder au rang de proposition ou une simple illustration être soudain promue, après une nuit de débats enfièvrés, axiome. Cette modification suscite des déplacements en chaînes ou d’inextricables enchevêtrements hiérarchiques. Pour redonner aux fragments touchés un semblant de logique, il faut en permanence bouleverser non seulement l’ordre de classement des textes et images, mais aussi leur forme et leur contenu. Ainsi le désordre lutte-t-il en permanence contre l’ordre, son ami intime, et l’entropie, conformément aux lois de la thermodynamique, prévaut-elle insidieusement (quoiqu’à la satisfaction générale) sur la désentropie.

Parmi les fidèles du Cercle, certains (comme Alain Boisoulier) adorent s’occuper de la remise en ordre. Ils y consacrent leurs loisirs, à la grande stupeur (voire fureur) de leurs proches. Les chambres du second étage sont dédiées à cette tâche, noble entre toutes. On y trouve plusieurs ordinateurs interconnectés dont les volumes sont segmentés par de multiples mots de passe, un large choix de logiciels, des imprimantes, des photocopieuses, des feuilles et fiches cartonnés et poinçonnés à l’ancienne, des cahiers d’écoliers, des crayons, des feutres et même des tubes de peinture, sans parler d’une machine à alcool rouillée qu’on garde pour pouvoir s’en servir lors des pannes de courant. Cet étage est rarement vide. A chaque heure du jour et de la nuit, quelqu’un s'y active. C’est ainsi que progresse l’inéluctable travail de la cristallisation.

 

 

On peut accéder à l'Orloeuvre depuis n'importe quel point de la toile mondiale du Web, mais seuls les Orloviens peuvent y écrire. Cette règle serait simple si : 1. On savait ce qu'est un Orlovien, et 2. Il existait des procédures susceptibles d'empêcher efficacement tout non-Orlovien d'écrire. Or les deux points sont douteux. On peut à peu près définir qui est un Idvien - c'est celui qui intervient quai de l'Idve et communique aux scripteurs un dire susceptible d'être inscrit. Mais 1. Cette définition permet à quiconque entre dans le loft de devenir Idvien. 2. Elle ouvre une seconde question : Qui est scripteur? Réponse : Celui qui, à un moment donné, détient le Calepin. Il n'existe, à notre connaissance, qu'un seul Calepin, mais ce Calepin n'est jamais ni rangé ni caché. Il circule toujours. N'importe qui peut s'en emparer, Idvien, scribe ou pas, ce qui ne facilite pas le suivi objectif de l'Orloeuvre.

Reprenons. Le Cercle du Quoi? se définit comme un ensemble de lignées. Pour intervenir dans l'Orloeuvre, il est nécessaire de se rendre personnellement sur place et d'être reconnu comme source d'une lignée. Cette contrainte, que certains considèrent comme obsolète dans le monde actuel, contribue à en faire un lieu singulier, unique, un point de résistance à la communication universelle. Mais l'Orloeuvre est devenue un fragment du web indissociable du web. L’attirance est si grande que, malgré les principes et les précautions, toutes sortes d'échanges apocryphes se poursuivent sur des sites extérieurs - facilités par l'hypertexte universel. Il est admis depuis l'origine, y compris dans le nom Orloeuvre, que l'extérieur et l'intérieur se mêlent. Etant donné que rien ne permet de distinguer les parties strictement Idviennes de celles qui proviennent d'ailleurs ou qui viennent en plus, il faut admettre que les frontières de l'Orloeuvre sont inconnues.

La grande affaire du Cercle est la fabrication. Malgré l’infini travail de mise en forme, le classement est secondaire par rapport à la production. Celle-ci doit être aussi libre que possible et dégagée de toute contrainte extérieure. Les procédures et rituels dont la description fait l'objet d'une partie spécifique de l'Orloeuvre ne visent pas à garantir son intégrité, mais à protéger sa libre fabrication.

Tous les sujets et objets imaginables sont abordés lors de la discussion permanente qui a lieu dans le loft. A ce stade, Valentin Servanne est encore assez souvent le scribe - mais il n'est pas le seul. Il fait marcher le Calepin selon les procédures développées par Shutong Quo, webmaster du Cercle, et en tenant aussi compte des instructions, avis et caprices de ceux qui l'entourent, puis se livre à une première écriture enregistrée instantanément. Bien entendu cette écriture, considérée comme arbitraire, peut être modifiée par une autre personne le jour même (voire dans les cinq minutes). Valentin tente de rendre son travail aussi fluide que possible. L'appareil s'ajuste aux dires de l’assistance et transfère les données dans les ordinateurs de l'Orloeuvre. On dit alors qu'une lignée est en cours, et l'on rattache les nouveaux développements aux points de croisement de cette lignée avec d'autres. Ainsi prolifèrent les oeuvres, énoncements et autres propositions galgaliennes.

Le résultat de cette démarche est que, à un moment donné, nul ne peut connaître l’état exact de l'Orloeuvre. Aucun document synthétique n'existe : ni catalogue, ni description, ni thésaurus, ni table des matières, ni plan d’accès aux étagères, tiroirs, armoires et bibliothèques emplissant les pièces. Malgré cela - à moins que ce ne soit précisément pour cette raison -, la notoriété du Cercle ne cesse de s'élargir. Des lieux analogues s'ouvrent dans toutes sortes de villes ou de villages, tous reliés selon le principe du réseau le plus court développé par Frédéric Chétiac. Ces boutiques reprennent en général le nom de : “Cercle Idvien”, bien qu'en général personne ne connaisse l'existence du canal de l'Idve. Elles fabriquent ce qu’elles veulent et ajoutent leurs oeuvres à celles du loft parisien. Celui-ci n'est jamais vide. Il arrive que des participants s'étalent sur les bords du canal, voire continuent à y discuter, gènant à l’aube le passage des éboueurs. Les deux lettres g, f et leur parfum d’ésotérisme, associées ou non au terme étrange de Galgal ainsi qu'au parfum d'énigme du mot Quoi? ou au nom courant de l'Orloeuvre, servent de Sésame à une infinité de snobs et d’ignorants. Mais les simples curieux se dégoûtent rapidement car le débat est inintelligible au novice. C’est pourquoi il arrive aussi que le loft soit vide - donnant l'impression que le gran'faire, lui-même, n'est qu'un vaste trou.

 


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