1. Ce qui n'a lieu qu'une fois ne revient pas.
En tant qu'elle n'est pas une propriété du psychisme parmi d'autres, mais l'essence même du psychisme, la mémoire n'est pas présente à la conscience. C'est une machine qui procède à la façon du bloc magique freudien : par frayages, effractions, écarts différentiels - qui n'ont lieu qu'une fois. Les traces et archives qui en résultent ne peuvent pas faire retour. Elles sont réinterprétées après-coup. Se remémorer, c'est transcrire, modifier, réinscrire les inscriptions précédentes. Jamais l'"inscription primitive" n'est répétée. Jacques Derrida se dissocie de l'anamnèse freudienne : il n'y a pas de mémoire sans aide-mémoire, technique extérieure (hypomnèse).
A travers la mémoire, une loi parle. Elle n'a ni contenu, ni signification, mais j'y suis lié par un engagement secret. C'est ainsi que l'autre se manifeste, irréductiblement. Il faut que je l'intériorise, sans pouvoir y toucher. La magie en oeuvre est celle du nom propre qui désigne, dès le départ, autre chose que la chose nommée dont il garde la mémoire.
2. Une promesse.
La remémoration n'est pas une résurrection du passé, mais une ouverture de la différence, qui engage l'avenir. "En mémoire de", les traces inscrivent des mots, des fictions, des allégories qui promettent un futur. Ainsi la mémoire devient-elle pensante. Elle résiste à toute appropriation. S'engager à la garder, c'est instaurer une alliance scellée par un "Oui" qui ne fait pas revivre l'autre, mais le fait venir.
La mémoire tient à un double mouvement. D'une part, elle est endeuillée par essence (son objet est définitivement perdu); d'autre part, le deuil est impossible car la trace de l'autre est irréductiblement externe, on ne peut pas l'intérioriser [elle ne vient jamais à la conscience]. Comme les phrases apprises par coeur, elle résiste au sens, en-dehors de nous. Elle a quelque chose de mécanique. Nous y sommes voués.
La mémoire vient toujours réparer quelque déséquilibre ou quelque défaut. Elle se garde par des récits (la voix), mais aussi par des choses qu'on touche comme le talith, ou des traces sans contenu. Elle engage notre responsabilité, se transforme avec la pensée.
3. Elle est indissociable de l'oubli.
Dans la langue française, le mot mémoire a plusieurs sens. Il diffère selon le genre (un mémoire, une mémoire) ou le nombre (des mémoires). L'unité du sens de ce mot étant questionnable, Jacques Derrida a intitulé son livre sur Paul de Man : Mémoires (au pluriel). Toute mémoire est au moins double. Comme l'archive hypomnésique, elle est répétition, reproduction, accumulation en un lieu extérieur, mais aussi oubli, défaillance. Elle dépend du contexte. Citer (un auteur) n'est jamais suffisant. Il faut croiser la citation avec d'autres mémoires et d'autres traces.
Il faut, pour fonder une institution, une remémoration, mais aussi, à même la mémoire, un oubli. Ainsi naissent les nations.
4. Aujourd'hui.
A notre époque, la mémoire est le lieu d'une mutation prodigieuse dans laquelle les mémoires intérieure (psychisme) et extérieure (archives, documents, images) ne se distinguent plus.
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