Michael Fried - "Le réalisme de Courbet, Esthétique et origines de la peinture moderne, tome 2", Ed : Gallimard, 1993, p145 -
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L'antithéatralité française |
[Sous le nom de "réalisme", Courbet cherche à promouvoir un nouveau mode de représentation de soi, intensément corporel et fondamentalement anti-théâtral] |
L'antithéatralité française |
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Comme Gustave Courbet revendiquait le qualificatif de "Réaliste" (avec une majuscule) pour qualifier sa peinture, on a tendance à prendre ce qualificatif à la lettre. C'est oublier que sa carrière a commencé par une spectaculaire série d'autoportraits où la question de la place du peintre et du spectateur est posée de manière novatrice. Intensément absorbé dans son être corporel vivant, le peintre semble vouloir attirer le spectateur dans la toile. Cette tâche impossible le conduit à inventer des postures étranges (comme dans les Amants heureux) ou des composition obliques, incompatibles avec l'affirmation selon laquelle les objets seraient reproduits au hasard, sans choix ni arrangement.
Les tableaux qui l'ont fait connaître du grand public vers l'âge de 30 ans (Une après-dînée à Ornans, Les Casseurs de Pierre, Un Enterrement à Ornans) ne sont pas des autoportraits, mais le corps du peintre y est tout aussi présent, par la composition et la place implicitement attribués au spectateur. On peut les qualifier "d'anti-théatraux" dans la mesure où ils ne s'adressent pas à un interlocuteur externe (le spectateur) par des signes, des regards, une rhétorique ou un artefact illusionniste. Ils l'absorbent, ils l'entraînent dans l'expérience picturale et le "narcissisme" du peintre (son désir de voir son moi se laisser absorber dans le tableau). Même un tableau social comme Les Cribleuses de blé s'inscrit dans ce contexte, et aussi un tableau scandaleux comme les Baigneuses, qui montre les chairs plantureuses et rejette le spectateur au bout du chemin.
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Propositions
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- [Dans ses autoportraits, Courbet cherche une congruence entre lui-même et son corps, un auto-absorbement qui lui évite toute confrontation avec le spectateur]
- Les "Casseurs de pierre" peuvent être interprétés comme une "psychomachie" de Gustave Courbet : où son nom propre, sa signature et ses mains se redoublent
- L'"effet de réel" des tableaux de Courbet masque une solide construction, où circulent les rythmes et les parallèles
- La question du rapport entre l'auteur et sa peinture est au coeur de l'entreprise de Gustave Courbet
- L'objectif majeur - quoiqu'impossible - de l'entreprise anti-théâtrale de Courbet est l'incorporation du peintre-spectateur au sein de la toile
- Dans l'"Enterrement à Ornans", on peut distinguer deux points de vue séparés et différents : celui du spectateur générique et celui du peintre-spectateur
- Gustave Courbet instaure, entre le peintre-spectateur et sa peinture, une relation radicalement oblique - jusqu'à en devenir impossible
- Les autoportraits de Courbet expriment en peinture son intense absorbement dans son être corporel vivant
- La représentation d'un personnage essentiellement de dos renforce le sentiment d'une totale immersion de ce personnage dans le monde de la représentation
- Dans "Les Baigneuses" de Courbet, tout se passe comme si le peintre-spectateur voyait la toile de l'autre côté, tandis que nous n'en voyons que l'envers
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