Le texte de James Joyce, ce qu'on appelle son oeuvre, est double. D'une part il tend vers une maîtrise impressionnante, le rassemblement d'un savoir absolu, d'une mémoire de tous les discours, de toutes les cultures et de toutes les langues. Il délègue son nom pour mettre en littérature la totalité d'un jour. C'est son fantasme de toute-puissance. D'autre part il rit lui-même de cette tâche, il la déconstruit, et il délégitime à l'avance ceux qui tentent de le comprendre ou de le traduire. Son rire travaille, traverse ou hante tout son texte. Il abandonne la tâche infinie qu'il s'était assignée, il y renonce. Il devient léger, amnésique. Le texte, sans nom, garde la place de cet autre imprévisible, improgrammable et incontrôlable que désigne le nom biblique d'Elie.

La tension est poussée à l'extrême. L'oeuvre est un objet académique. Elle est faite pour susciter des commentaires savants dans les institutions les plus prestigieuses (l'association littéraire pour Joyce, le musée pour les oeuvres plastiques). Mais la signature singulière de James Joyce, c'est la perte de toute signature, son abandon. Si oeuvre il y a, c'est aussi le lieu d'un affect, d'un événement inépuisable, d'une effraction.