Un événement s'est produit en France, et seulement en France, au milieu du 18ème siècle. Depuis la Renaissance, les tableaux étaient structurés en fonction de la place d'un spectateur abstrait, extérieur. Sous l'impulsion notamment de Diderot, on a commencé à ressentir ce dispositif comme faux, artificiel et théatral. Plusieurs générations de peintres, dont Chardin, Greuze, David et Courbet, se sont confrontées à ce problème. D'une part, le goût de l'époque invitait à mobiliser l'émotion du spectateur. Il fallait qu'il soit remué, touché instantanément par un événement dramatique [sous cet angle, la théatralité est maintenue]. Mais d'autre part, ce but ne devait pas être atteint en convoquant le spectateur dans la scène [anti-théatralité]. Il fallait que le spectateur soit à la fois présent et nié. Pour résoudre cette tension, deux possibilités se sont présentées : soit maintenir le spectateur à l'écart pour faire croire qu'il n'y a personne au monde que les personnages, absorbés dans l'action du tableau (conception dramatique); soit c'est le spectateur qui est absorbé à l'intérieur même de la peinture (conception pastorale). Dans les deux cas, la position traditionnelle du spectateur était déconstruite.
Gustave Courbet a vécu intensément ces contradictions. En identifiant le corps du spectateur au sien propre, il a contribué à ruiner les oppositions traditionnelles et à orienter la peinture vers l'acte de peindre. Mort en 1877, il a pu voir Manet, avec le Déjeuner sur l'herbe, prendre ses distances à l'égard de l'anti-théatralité diderotienne - au grand scandale du public et des milieux académiques.
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