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Accueillir l'avenir                     Accueillir l'avenir
Sources (*) :              
Jonas Cadoudal - "Ce qui s'entend dans la durée", Ed : Galgal, 2007-2012, Page créée le 13 janvier 2011

[Le messianisme aujourd'hui, c'est un désir d'hospitalité à l'égard de l'avenir]

   
   
   
                 
                       

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Dans une société axée sur l'omniprésence du présent, on peut se demander si l'avenir a encore une place. De nombreux livres de science-fiction ont été écrits aux 19ème et 20ème siècles, mais cette mode semble s'être épuisée au 21ème siècle, comme si l'imagination avait perdu son pouvoir, ou comme si le réel était devenu le plus fort, comme s'il était capable de s'imposer directement par le biais des techniques, sans passer par l'inventivité des hommes. Certes on cherche à prévoir les tendances, à les anticiper, mais ce n'est ni par curiosité, ni même par souci des générations futures. L'objectif est toujours et uniquement de protéger notre confort à nous, comme si nous ne vivions que dans l'expérience d'un présent indéfiniment prolongé. Pour redonner un sens à l'avenir, il faut, comme on dit, changer de paradigme.

 

1. (Pas d'avenir sans passé, nos conceptions de l'avenir sont influencées par nos conceptions de l'histoire).

On peut citer plusieurs courants de l'historiographie qui ont eu une influence au 20ème siècle (liste évidemment non exhaustive) :

- histoire traditionnelle : récit de type national, idéologique ou communautaire (exemple-type : Michelet)

- histoire causale (infrastructure par opposition à superstructure, diachronie, longue durée) (exemples-types : histoire marxiste ou le courant des Annales de Marc Bloch)

- histoire structurale (synchronie, succession d'"époques" venant les unes après les autres comme des états de la langue) (exemple-type : Michel Foucault).

- histoire mémorielle (on commence à renoncer aux explications globalisantes) (exemple-type : Pierre Nora avec les lieux de mémoire).

Chacun de ces courants se heurte à des objections, et chacun apporte des éléments indispensables. Tous restent bien vivants aujourd'hui - si j'en fais la liste, ce n'est pas pour dire qu'ils sont dépassés, c'est parce que chacun a pour corrélat une conception de l'avenir :

- un avenir politique fondé sur le prolongement du récit (ou de l'idéologie),

- un avenir de progrès reprosant sur l'espoir d'une amélioration continue et "progressive",

- imaginer d'autres époques qui prendraient la suite de la modernité. D'où par exemple les théories déclinistes ou les théories de la (post)modernité (Exemple-type : Jean-François Lyotard).

- un avenir fondé sur la transmission, la conservation de tel élément de patrimoine, la redécouverte de tel ou tel élément oublié.

Fabriquer un passé, c'est déjà imaginer un type d'avenir. On voit ici se mettre en place un mécanisme de projection qui se distingue de ce que j'appelle "messianisme" par le fait que, dans cette projection, on n'invente rien. J'en viens donc à une autre conception de l'histoire sur laquelle je vais m'appuyer.

 

2. (La conception de l'histoire de Walter Benjamin).

Pour décrire le travail de l'historien, la métaphore retenue par Benjamin est empruntée à Proust : c'est celle du réveil. Imaginons l'historien comme quelqu'un qui se réveille le matin avec le souvenir d'un rêve. Il ne se rappelle déjà plus de ce rêve en entier. Il ne lui en reste que des morceaux, des extraits incohérents, déformés, des mots isolés, des traces d'images, des débris qu'il essaie vainement de localiser dans le temps et l'espace. A l'instant du réveil, il essaie de reconstituer une histoire à peu près logique, mais cette histoire est contaminée par les soucis du jour qui envahissent déjà son esprit. Il jette quelques notes sur le papier sans trop d'illusion. La fiction qu'il écrit est lacunaire, approximative, extérieure aux "faits" objectifs. Son texte n'est rien de plus qu'un montage - analogue à une montage cinématographique -, une fabrication de sa mémoire, un artefact qui aurait été différent s'il l'avait écrit cinq minutes plus tôt ou plus tard.

Il y a chez Benjamin une forte solidarité entre sa conception de l'histoire et sa conception de l'avenir. Si chaque instant restitue l'histoire d'une façon différente, si chaque moment est chargé d'une spécificité unique et irremplaçable, alors l'avenir est ouvert et imprévisible. La forme du temps n'est pas celle qu'imaginent les mathématiciens (un temps continu, découpable en segments), mais celle du kairos grec. A chaque croisement entre le passé et l'avenir, un élément nouveau peut être découvert dans le passé, qui transformera complètement le point de vue que nous avons sur l'histoire et fera surgir un événement nouveau dans l'avenir.

A sa façon aphoristique et ramassée, Benjamin a développé plusieurs concepts dans lesquels le passé, le présent et l'avenir sont inséparables : l'ange de l'histoire, l'image dialectique, le montage. Il est possible de libérer l'avenir, à condition de s'arracher au continuum de l'histoire, de laisser le ressouvenir nous libérer de nos rôles, fonctions ou idées. Nous sommes attirés par les voix des générations passées comme les insectes le sont par la lumière. Mais ces voix ne font rien de plus qu'allumer une mèche. Elles nous assignent une tâche qui par définition est inachevée. Elles ne peuvent survivre que grâce à nous. C'est à nous de leur donner un sens, en fonction des impératifs de notre génération.

 

3. (Ruptures dans la continuité des générations).

Dans le récit de la tour de Babel telle qu'il est interprété habituellement, on dit que Dieu, se sentant menacé par des hommes trop ambitieux (les babyloniens), veut empêcher que la construction de la tour n'aille jusqu'à son terme. Mais au lieu de réagir de manière violente en détruisant la tour ou en punissant les hommes, Dieu choisit un mode d'action assez étrange : il introduit la confusion dans les langues. Pour expliquer cette bizarrerie, je vais m'appuyer sur la lecture proposée par Kafka. Dieu n'aurait pas séparé les différentes communautés, mais les générations. Alors que la génération de Babel, qui se croyait dépositrice du progrès (et de l'avenir) espérait que la tâche qu'elle avait initiée (construire des tours qui iraient jusqu'au ciel) serait poursuivie par la génération suivante, les fils auraient renoncé à construire la tour. Pourquoi? Les pères ne comprenaient plus les fils, et les fils ne comprenaient plus les pères. Dieu n'aurait pas confondu les langues des différents peuples; il aurait créé une distance entre les langues des différentes générations.

N'est-ce pas ce qui arrive aujourd'hui? Le monde se globalise, mais il change tellement vite que les fils ne comprennent plus leurs pères, les pères ne comprennent plus leurs fils. Il y a beaucoup d'aspects à ce processus : la technologie, la façon de communiquer et aussi la langue (15% de la langue française auraient été modifiés sur les 20 dernières années, un rythme de changement sans précédent). Les espoirs des générations 1950-1960 semblent avoir été complètement effacés.

Ceci met en crise plusieurs notions qui étaient utilisées couramment pour se préparer à l'avenir : le progrès et l'utopie.

a) Une histoire fondée sur la progression continue des techniques conduit à la conception moderne du progrès : un temps infini, homogène, où rien ne se produit de nouveau. Dans l'idéologie du progrès, progrès technique et progrès de l'humanité sont confondus.

Le risque du progrès, c'est qu'il ne soit en définitive qu'un éternel retour du Même.

b) L'utopie a eu beaucoup de prestige vers la fin du 19ème siècle. Elle a fait progresser les sciences, mais elle a aussi eu des effets politiques détestables. En voulant forcer l'avenir, certains courants politiques ont conduit au totalitarisme.

Comment faire pour renouer le fil des générations?

 

4. (Penser le discontinu).

A ce stade, je vous illustrer mon propos par un exemple pratique : les biens communs. On assiste depuis quelques dizaines d'années à un phénomène tout à fait particulier : le retour d'un concept oublié. Depuis de nombreuses générations, le droit ne reconnaissait que deux types de propriété : privée ou publique. Il n'y avait que deux alternatives : soit un bien appartenait à un individu, soit il appartenait à un Etat. La notion traditionnelle de "communs", les biens appartenant à tous c'est-à-dire à personne, qui était largement répondue au Moyen-âge européen et dans les sociétés primitives, semblait avoir définitivement disparu.

Et voici que les Communs reviennent du passé et s'ouvrent à un avenir absolument imprévu. On ne le redécouvre pas par idéologie ni pour le plaisir, mais par nécessité. Exemples de biens communs : l'air que nous respirons, le climat, l'eau [qui n'est privatisée que dans une faible mesure, il reste celle de la pluie, des rivières et de la mer], mais aussi la culture, la santé [qui pour l'essentiel est gérée collectivement], la langue, les logiciels. L'informatique prend aujourd'hui une place si grande et si nécessaire qu'elle devient un bien commun. Les logiciels libres se sont développés contre toute attente, et ils s'avèrent souvent de meilleurs qualité que les logiciels propriétaires.

Je vais prendre un exemple d'actualité : Wikipédia, dont on a fêté les dix ans en janvier 2010. C'est un exemple parmi d'autres des très nombreux logiciels open source répandus dans tous les domaines et utilisés par les sociétés privées autant que par les particuliers. Personne n'aurait pu prévoir son succès, et personne n'aurait pu non plus anticiper le fait que cette encyclopédie rédigée par des dizaines ou des centaines de milliers d'anonymes serait de qualité au moins équivalente à toutes les encyclopédies rédigées par des professionnels. Wikipedia est porteur d'une logique du partage imprévisible. Aucun utopiste ne l'avait envisagée, et aucune militant socialiste ne l'avait préconisée. Elle est arrivée par surprise, lancée par quelqu'un qui ne croyait pas à son succès. La preuve est faite que toutes sortes de gens peuvent partager leur savoir dans les domaines (l'histoire, la science, l'art et aussi la musique) même s'ils ne se sont jamais rencontrés et n'ont aucun autre point commun dans la vue.

Du coup on réévalue le passé. Les communs du Moyen-Age ne sont plus considérés comme des pratiques archaïques, mais comme une organisation porteuse d'avenir. C'est comme s'ils se réveillaient après un long sommeil. On peut les qualifier de messianiques et attendre d'eux qu'ils ne révèlent quelques vérités, comme s'il était temps que nous commençions à rêver à eux, les communs. Il faut s'efforcer de les lire ce qu'ils puissent nous aider à mieux comprendre ce qui nous attend dans l'avenir. Comment fonctionnaient-ils? Comment garantissait-on leur préservation? Comment les faire survivre à travers un saut au-dessus des siècles? Aussi stupéfiant que cela puisse paraître, le paysan qui allait chercher ses fagots ou ses champignons dans la forêt a quelque chose à nous enseigner.

La multiplication des biens communs, le développement de théories à ce sujet (prix Nobel de 2009), ont des effets institutionnels eux-mêmes imprévisibles. Comment gérer les biens communs? Quelles institutions mettre en place? Il faut trouver des modes de fonctionnement différents de la démocratie représentative. Pour chaque bien commun on imagine des organisations ad hoc différentes. La démocratie eest à réinventer.

Dans ce domaine comme dans d'autres, la pratique sociale rejoint les théories de Walter Benjamin. Le passé n'est jamais complètement mort. Il peut toujours revenir et nous procurer un avenir lui-même plein de surprise..

Pour penser le discontinu, il faut d'abord s'ouvrir au nouveau.

Opposer au temps linéaire, homogène et vide un temps marqué par des événements uniques, des singularités, des dates. cf par Ex ce qui vient de se passer en Tunisie.

 

5. (Un messianisme irreligieux).

Le messianisme a connu un développement extraordinaire à la fin de l'Antiquité, bien au-delà des religions qui ont survécu jusqu'à aujourd'hui. Il répondait à une période où l'on avait le sentiment de la fin du monde, d'une incertitude insurmontable. On en trouve encore des exemples dans ce qui reste de la gnose et dans les différentes apocalypses qui n'ont pas été retenues dans le canon officiel de la bible.

Ce qui se passe aujourd'hui peut-il s'y comparer? Je répondrai OUI, mais en posant une condition qui va vous paraître très étrange. Non seulement le nouveau messianisme ne doit plus avoir de contenu religieux, mais IL NE DOIT PLUS AVOIR DE CONTENU DU TOUT. Un messianisme sans contenu nous ouvre à l'avenir sans nous enfermer dans un rituel. Il y a aujourd'hui la même incertitude. Elle produit les mêmes effets de pessimisme apocalyptique. Si l'avenir est totalement incertain, il peut conduire à la disparition générale, mais il peut aussi conduire à ce qu'on appelait à l'époque le salut ; c'est-à-dire des solutions radicalement nouvelles, inanticipables. Ce retour de la figure messianique ne s'explique pas seulement par la peur devant l'avenir, mais aussi par le sentiment que ce qui va venir ne ressemblera pas au passé.

Je reviens donc sur cette notion d'un messianisme "sans contenu". Les religions sont comme toutes les organisations et toutes les obédiences. Elles ne supportent pas l'absence de contenu. Il faut absolument qu'elles remplissent l'avenir par leurs valeurs ou par leur théologie. En ce qui nous concerne nous n'avons pas d'autre a priori que ce qui peut surgir de la démocratie. Avoir confiance en la démocratie, c'est admettre qu'elle nous promet quelque chose, mais que nous ne pouvons pas déterminer à l'avance ce quelque chose, sinon ce ne serait plus la démocratie. Il ne s'agit pas de renoncer aux valeurs humanistes, mais de les déverrouiller - en s'appuyant sur toutes les traditions humaines qui peuvent nous servir (y compris la théologie, ce nain bossu).

Un nouveau va surgir. On ne le détermine pas à l'avance comme on le fait avec l'utopie. Certes on s'appuie sur les générations passées qui ont appelé un avenir dont nous sommes comptables. Nous avons la responsabilité de mettre en oeuvre ce qu'elles ont rêvé pour la futur; mais le rendez-vous entre eux et nous est incertain, mystérieux. Le messianisme a pour tâche de libérer l'espace de cette rencontre improbable, d'en faire quelque chose de visible, de tangible.

 

6. (Le temps de l'hospitalité).

Le messianisme, aujourd'hui, c'est faire preuve à l'égard de l'avenir d'une hospitalité inconditionnelle. Pourquoi inconditionnelle? Parce que, si l'on pose des conditions à cet accueil, alors on ne peut plus parler d'hospitalité. Au niveau des principes, il faut d'abord accueillir l'avenir, quel qu'il soit, même si, au niveau pratique, c'est impossible. Je sais que je vais porter un jugement sur l'avenir qui se présente à moi. Je l'accepterai ou je le refuserai, je prendrai une décision. Mais dans un premier temps, je dois m'ouvrir à l'avenir, quel qu'il soit.

J'ai souvent défendu l'idée qu'il fallait remplacer "liberté - égalité - fraternité" par "liberté - équité - hospitalité". En effet la fraternité, par définition, ne s'applique qu'aux frères, tandis que l'hospitalité s'applique à tous, et en premier lieu aux étrangers.

Il s'agit de chasser la peur et de se préparer à l'accueil. L'attitude spontanée devant le nouveau, c'est de le vivre comme une menace. C'est cette habitude qu'il faut mettre en question. Cela ne veut pas dire qu'on fasse preuve de naïveté ou de complaisance, cela veut simplement dire qu'en principe, le "oui" doit précéder le "non". Cela ne m'empêche évidemment pas de dire "non", mais avant le "non", il y a un temps d'écoute. Ce temps d'écoute neutre (comme on dit en psychanalyse), impartial, c'est ce que j'appelle messianisme. Il n'est ni politique ni religieux, il les déborde tous les deux. C'est un autre langage qui surgit, et peut, si je le décide, rendre obsolète des fragments de notre raisonnement historique. En effet il s'agit ici de fragments et non pas d'un désir de totalité. Le messianisme ne projette pas dans l'avenir des théories constituées. Il ne projette que de petites lueurs, des éléments parcellaires, des morceaux de morceaux d'avenir possible.

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Propositions

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[La tâche historique, c'est de libérer l'avenir en rendant visible, dans le présent, en toute pureté, l'idée messianique]

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Nous avons reçu, comme chaque génération, une faible partie du pouvoir messianique - mais ce pouvoir ne nous appartient pas, le passé a des droits sur lui

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[Le visage de l'Ange de l'Histoire est orienté vers les décombres du passé, mais une tempête déploie ses ailes et le pousse vers un avenir auquel il ne cesse de tourner le dos]

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Avec l'inventivité et la créativité des temps modernes, des phénomènes que le discours est incapable d'expliciter entrent dans la perception

 


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