Selon Hannah Arendt, trois événements fondent la modernité : la découverte de l'Amérique, la Réforme, et l'invention du télescope, mais c'est sur le troisième qu'elle insiste le plus. Elle cite Whitehead : "Depuis la naissance de l'Enfant dans la crèche, jamais peut-être si grande chose n'est arrivée avec si peu de bruit". L'événement a été peu spectaculaire, mais unique, car cet outil, qui ressemblait à n'importe quel autre outil, a été le premier instrument inventé dans un but purement scientifique. Ce qui commence à partir de là ne pouvait pas être prévu.

Les hommes sont des habitants de la Terre. Supposer par l'esprit, en utilisant des nombres, symboles et modèles, qu'on se trouve à distance de la planète et qu'on peut jeter sur elle un regard, la faire pivoter sous nos yeux, est plus important que la découverte des lois de la chute des corps. Les astronomes n'ont pas eu besoin du télescope pour émettre l'hypothèse que ce n'est pas le Soleil qui gravite autour de la Terre, mais l'inverse. Mais quand la démonstration a été faite en se servant d'un instrument de mesure, quand l'homme a cessé d'observer directement le réel par l'intermédiaire de ses organes mais s'est fié à un appareil de sa fabrication, alors il a pu accomplir le voeu d'Archimède, comme il l'accomplit chaque fois qu'il met en oeuvre des forces cosmiques comme le nucléaire en déclenchant des processus qui mettent en oeuvre des lois universelles.

A partir de la découverte du télescope en 1609, la nouvelle astrophysique se formule du haut du point d'Archimède. Depuis ce point très éloigné, il revient au même de dire que la Terre autour du Soleil ou l'inverse. Les forces cosmiques qui opèrent sont étrangères à l'expérience sensorielle humaine et à l'économie de la nature. Le relativisme d'Einstein, pour qui le monde n'a pas de centre, est déjà contenu dans cette aliénation par rapport à la Terre, et l'algèbre moderne déjà contenue dans le télescope. En privilégiant ces nouveaux outils mentaux à peine pensables, l'homme place la nature dans les conditions de son entendement. C'est vers lui-même qu'il se tourne.