Voici la fin du §50 de Circonfession : "(...) j'ignore comment risquer encore la moindre phrase sans la laisser tomber à terre en silence, à terre son lexique, à terre sa grammaire et sa géologique, comment dire autre chose qu'un intérêt aussi passionné que désabusé pour ces choses, la langue, la littérature, la philosophie, autre chose que l'impossibilité de dire encore, comme je le fais ici, moi, je signe". Peut-on dissocier cette chute de ce qui la précède, du début du paragraphe, où il est question de certains mots en 8 lettres (désastre, sinistre) ou 7 lettres (cascade), de ce mot hébraïque (milah) qui signifie circoncision et aussi "mot" [comme il y a des mots circoncis], un double sens qu'on peut rapprocher du double sentiment de la vie du confessant (heureux-chanceux/triste-désespéré)? Supposons ici, pour ce commentaire, que la réponse soit "Oui". La preuve peut être avancée en trois temps, qui sont aussi trois répétitions :

- Le film D'ailleurs Derrida, tourné en 1998-99, s'achève par cette citation, c'est-à-dire précisément par les mots "L'impossibilité de dire encore, comme je le fais ici, moi, je signe". C'est une façon, pour Derrida, de signer ce film dont il n'est pas l'auteur. Fausse signature en somme, contrefaçon. Dans Circonfession (rédigé en 1989-90, publié en 1990), il disait que, les mots n'étant pas les siens, il ne pouvait pas les signer; dans D'ailleurs Derrida, il dit que, le film n'étant pas le sien, il ne peut pas le signer. Mais dans les deux cas, il signe - tout en affirmant l'impossibilité de cette signature, qui semble n'être qu'une figure de rhétorique.

- Dans Lettres sur un aveugle, cet article publié en 2000 dans Tourner les mots (p116), Jacques Derrida commente la citation qu'il fait de Circonfession et analyse son rapport au film. Que dit-il? "Le "sens de ma vie", "pour moi", si cette expression a un sens, reste à jamais, dès l'origine, une fois pour toutes, venu de l'autre". Encore une figure de l'impossibilité de signer.

- au départ de la chaine, il y avait le carnet dit du Livre d'Elie (non publié). Au début du §50 de Circonfession, Derrida cite un extrait de ce carnet daté du 4 septembre 1981. "Les destinataires d'un tel récit y étant assez partie prenante pour que le panorama leur soit, et à moi, interdit, si bien qu'avec tout je suis seul, et après tout, ne l'ai-je pas voulu?" S'il est seul devant le désastre, devant les mauvais coups qui doivent rester secrets, c'est parce que ce qui lui arrive vient d'ailleurs, il ne peut pas le signer.

Photo du film de Safaa Fathy, à l'instant précis où Jacques Derrida profère : "L'impossibilité de dire encore, comme je le fais ici, moi, je signe". (photo © D.R.).

En tant que "moi", il est impossible de signer "ici", car un signataire ne peut jamais être présent à sa signature. Dès qu'il a signé, il est absent. Pourquoi signer, si ce n'est pour laisser une marque en son absence? C'est l'autre qui déchiffre la signature, c'est l'autre qui peut prétendre témoigner de son "authenticité" (ou l'inverse), c'est l'autre qui peut être fidèle ou parjurer. Comme dans la bénédiction (ou la malédiction), le signataire s'en remet à l'assistance de l'autre. Il faut qu'il ait foi en l'autre, mais cela ne lui procure aucune maîtrise. Un retournement est toujours possible.