1. La déconstruction, expérience de l'impossible.
A chaque fois qu'est tentée la déconstruction d'un mot, d'un thème ou d'un concept, ce mot (par exemple : don, pardon); ce thème (par exemple : invention, amour, mort), ce concept (par exemple : hospitalité, déconstruction, justice), à chaque fois apparaît une division entre le possible et l'impossible. Le possible est soumis à des conditions - qui dépendent des contextes et des circonstances, qui peuvent faire l'objet de calculs, de contrats ou de compromis -, tandis que l'impossible, unique, imprévisible, incalculable et inconditionnel, apparaît comme la seule possibilité digne de ce mot, de ce thème ou de ce concept. Le possible et l'impossible sont hétérogènes, incommensurables, mais en étroit rapport entre eux; l'impossible est la visée du possible, tandis que le possible n'est concevable que sans l'impossible. La déconstruction, donc, se présente comme possible, on peut la désirer, la tenter et même la pratiquer, la démontrer, mais cette pratique, dit Derrida, est une invention de l'impossible. Comme elle n'a ni règle, ni procédure pré-établie, elle ne peut s'expérimenter que comme autre, toute autre, c'est-à-dire insituable et intraduisible.
L'impossible n'est pas l'impensable. Le donner à entendre, le nommer, c'est aussi le penser. La déconstruction partage avec ce qu'on nomme la théologie négative l'expérience de la possibilité (impossible) de l'impossible, du plus impossible. L'impossible ici n'est pas l'opposé modal du possible, c'est un plus-que-possible, une transgression, une chance, une rupture, un tout autre. Aucune théorie philosophique ne peut rendre compte de cette pensée, qui ne se donne pas dans l'unité d'un sens.
2. La différance.
Un mouvement énigmatique, impensable, désorganise les systèmes et entretient les écarts : celui de la différance. Il y a toujours des chaînes d'autres mots, d'autres tissages impossibles à arrêter. On peut multiplier les limites et les cadres, structurer des systèmes, fabriquer des oeuvres, le mouvement ne s'arrête pas. C'est pourquoi des oeuvres comme la série des chaussures de Van Gogh (et tant d'autres), continuent à faire marcher; et c'est pourquoi, aussi, le Contemporain est inconcevable. The time is out of joint, dit Hamlet. A l'extrême, on trouve la jouissance ou le dégoût, qui sont inencadrables.
3. Première et ultime impossibilité : l'identité à soi.
Nul ne peut dire (ou écrire) : "Moi, ici, je signe" - car le signataire n'est jamais présent à sa signature. Aucun vivant ne peut se poser comme identique à lui-même. Qu'il s'entende parler, qu'il se touche ou qu'il se désigne en tant que "je", c'est toujours un autre qu'il entend, qu'il désigne ou qu'il touche (auto-affection). Cet autre est irréductible, on ne peut pas en faire son deuil. Il fait irruption avant même le commencement (qui est, lui aussi, irracontable et impossible). Chaque fois, se produit cet événement inanticipable (et donc impossible) : l'invention de l'autre. L'identité ne peut pas se fermer sur elle-même, elle est avec elle-même dans un rapport d'espacement.
D'un côté, l'impossibilité de la présence à soi vaut pour un texte, irréductible à ses effets de sens, pour l'écriture, qui ne s'arrête sur aucun signifié, pour le temps et aussi pour la vie même; mais d'un autre côté, cette présence est tellement souhaitable, désirable, que nous ne pouvons pas y renoncer. C'est la fonction du fantasme : en figurant et en nommant le contradictoire, l'inconcevable, l'impensable, il nous affecte, nous rassure et en même temps il entretient cet écart.
4. Le plus impossible est aussi le plus urgent.
Souvent dans l'oeuvre de Derrida revient le schème selon lequel ce qu'il faut faire, c'est justement l'impossible.
- il est impossible d'apprendre à vivre - car vivre ne s'apprend pas - et pourtant c'est l'éthique même, dit Derrida. Quoiqu'irréalisable en pratique, cette éthique impossible est la seule qui soit digne de ce nom.
- le pur pardon sans limite, ni norme, ni finalité; le don, qui suppose une effraction dans le cercle fermé du temps ou de l'économie; ou l'hospitalité inconditionnelle, incompatibles avec quelque statut que ce soit, invitent à la seule responsabilité qui vaille (elle aussi impossible) : répondre pour l'autre en répondant pour soi.
- traduire est impossible, la traduction ne peut qu'échouer, et pourtant il faut traduire. Le texte biblique sur la tour de Babel dit cette nécessité. Les langues sont distinctes et doivent le rester, mais Dieu clame ce nom propre, Babel, qui appartient à plus d'une langue et même à toute les langues. C'est ce cri, cette nomination, qui instaure une logique intenable, la loi de la traduction.
- en politique, la responsabilité d'aujourd'hui, c'est de répondre à la position d'un cap (l'Europe) par un autre cap, l'autre du cap. Ce n'est pas un programme électoral, c'est l'expérience d'un impossible.
- on ne peut exiger de pardonner l'impardonnable, de donner sans retour ou d'offrir à l'étranger une hospitalité sans borne. Ce ne sont que des concepts purs, dont la mise en oeuvre serait une folie; et pourtant c'est nécessaire, urgent. Il y va d'une promesse, d'une visée messianique.
5. Aller où il est impossible d'aller.
L'impossible n'est jamais possible, sauf la mort. D'une part elle est toujours imminente, toujours possible, toujours visible quand c'est l'autre qui meurt; d'autre part il est impossible pour un vivant de vivre le mourir, de l'expérimenter. Je n'ai jamais rapport à "ma mort" comme telle. Absolument certaine et absolument indéterminée, la mort restera toujours pour moi toute autre, impossible. C'est, peut-être, l'unique occurrence de l'aporie comme telle, une aporie qui, dès qu'elle apparaît, n'arrive qu'à s'effacer. Et pourtant il faut l'endurer, il faut s'y rendre, d'un certain pas.
Il faut nommer l'impossible, dit Derrida : nommer le rien (rien de terrestre), nommer l'impensable du sans (qui ne peut ni se dire ni s'entendre), nommer l'effondrement sans fond (qui désertifie le langage). Ce qu'on appelle théologie négative, c'est ce qui invite à aller au-delà du nom, où il est impossible d'aller. Comment nommer le sans contenu, ce dont on ne peut avoir aucune connaissance objective ou constative? Il reprend parfois le syntagme nom de Dieu. En termes grecs, c'est l'au-delà de l'être (epekeina tes ousias). En termes plus courants, c'est la passion, l'excès, le désir insatiable qui conduit toujours plus loin.
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