1. Un mouvement d'auto-affection pure, aporétique.
Le concept "vulgaire" du temps, tel qu'il est accepté en Occident depuis Aristote, accorde au présent un privilège inouï : celui de produire le sens, la raison et la vérité. Dans cette tradition, l'espace est pensé à partir d'un temps présent homogène, celui du maintenant ou de l'instant ponctuel, souverain, qui prédétermine silencieusement, en secret, toute temporalité. Mais c'est éluder l'aporie qu'Aristote avait repérée dès le départ : si le temps n'est composé que de maintenants, on ne peut pas dire s'il est ou s'il n'est pas. Cette omission initiale constitue la métaphysique.
Mais on peut aussi prendre l'aporie pour point de départ. La circularité que repère Aristote apparaît comme une limite, qui permet de penser l'impossible possibilité qu'est le temps. Puisque les maintenants ne peuvent pas coexister, il faut reconnaître que le temps est cela même qui efface le temps. L'absence n'est pas la négation ou le remplacement d'une présence, mais tout autre chose : la trace écrite ou le gramme. La trace n'a pas à être vraie, ni même présente; elle n'a pas même à être, elle est à l'oeuvre, elle ouvre un espacement, un intervalle dans le temps comme dans la parole. C'est cet espace-temps-là, celui de la trace, que nous habitons.
2. La source du temps.
Avant le temps, un mouvement irréductible, engendré par rien, ouvre une possibilité / impossibilité. Jacques Derrida le nomme : auto-affection pure. Pour qu'il s'enclenche, il suffit que je parle (c'est le mouvement de la voix) ou que je sois simplement vivant. Il arrive avec une force excessive, comme une marche ou un pas. Il y a du temps, et je ne peux rien en dire, je ne peux en parler que par métaphore.
La formulation d'Hamlet, The time is out of joint (Le temps est hors de ses gonds) n'est pas spécifique à la pièce de Shakespeare, ni à l'époque d'Hamlet, ni à la nôtre [bien que cette formulation puisse être lue comme la formule même du contemporain]. Elle tient à l'impossibilité du présent. Le temps fissure la possibilité d'une simple identité à soi. Dans cette désarticulation, ce changement continuel, il faut, pour exister dans le présent, le remettre en place.
3. Une structure en anneau.
Le temps est associé à la figure du cercle (ou de la sphère). Il est rythmé par la course du soleil, sa révolution. Comme l'économie, il semble revenir toujours à son point de départ (circulation, distribution, partage). Mais il arrive que le cercle ne se referme pas sur lui-même. Dans ce moment de fissure ou d'effraction, une force (la différance) interrompt la circularité. Le temps ne passe plus, il opère à la façon d'un don, en excès, en démesure par rapport à la circulation usuelle. Au lieu de faire retour dans une régularité, chaque date singulière devient indéchiffrable, irréductible au concept et au savoir. En en appellant à une date ultérieure, hétérogène, tout autre, elle résiste à la pensée. Ceci peut arriver par un événement, une oeuvre, un poème, ou encore par un acte performatif : un pardon, une bénédiction, une malédiction. Ayant rompu le cercle, le temps donne à l'autre son propre temps, son temps irréductiblement sien.
4. Le temps d'aujourd'hui : peut-être.
A l'époque des médias, des télé-technologies, le temps réel semble rendre directement perceptible un présent éloigné. Mais ce n'est qu'une illusion produite par des dispositifs techniques, un effet de différance, qui transforme la perception et l'expérience. Le présent-vivant ne survit que divisé, spectralisé.
Y a-t-il une spécificité de notre temps, de ce temps-ci, de notre époque? Peut-être, dit Derrida. S'il y en avait une, ce serait celle de l'espace et du temps virtuels du "peut-être". Cette époque qui n'a pas de nom est aspirée par une singulière modalité du possible, qu'on ne peut rencontrer dans la réalité du présent mais qui ne cesse de s'annoncer dans son imminence, son immédiateté. C'est celle de la phrase téléiopoétique qui, dans le temps même où elle fait venir, éloigne la venue. Dans le champ politique, cela se traduit par la démocratie à venir. A la fois en retard et en avance sur elle-même, toujours dans l'urgence, elle manque de temps, mais elle donne le temps qu'elle n'a pas.
Pour que l'espace public ne soit plus subordonné aux effets de présent, il faut, aujourd'hui, travailler avec l'intempestif. La fidélité à un passé qu'on ne peut jamais s'approprier, la promesse qui endette le temps lui-même, l'ouverture à l'avenir, telles sont quelques'unes des figures que prend cette tâche.
Dans ce contexte, le cinéma occupe une place particulière. C'est lui qui met en oeuvre la question de l'espacement - comme le philosophe lui-même a pu le vivre, en tant qu'acteur, dans un film (D'ailleurs Derrida). Le film est, dans le même temps, vécu au présent et intemporel. Le temps s'y retire, précipitant une structure qu'on retrouve aussi dans l'amitié.
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