La modernité, qui voudrait séparer radicalement la nature et la culture, s'emploie à les vider toutes deux de présence divine. Le scientifique cherche à reconstruire le monde en laboratoire, tandis que le philosophe politique n'accorde à la souveraineté aucun fondement divin. Mais ces deux jumeaux ne sont pas suspendus dans le vide. Ils ne se voient pas comme des orphelins, des démiurges abandonnés. En cas de conflit entre les lois de la nature et de la société, ils se réservent la possibilité de faire appel à la transcendance. D'un côté, il faut admettre que les faits, une fois purifiés, échappent à toute fabrication humaine, et de l'autre il faut admettre que le Léviathan passe infiniment l'homme qui l'a créé. La transcendance revient par cet étrange Dieu barré ou absent, sous forme de spiritualité intérieure, dont on dispose à volonté dans l'intimité du coeur.

Nous faisons la nature et la société, mais en même temps nous ne les faisons pas. Nous mobilisons la nature et chosifions le social, et en même temps nous affirmons que la nature nous échappe et que la société est notre oeuvre.

L'invention de l'humanisme, l'irruption des sciences, la laïcisation de la société ou la mécanisation du monde ont toutes le même caractère hybride : ce sont des productions conjointes de transcendance et d'immanence.