On peut qualifier de "Constitution moderne" le postulat selon lequel il faut absolument distinguer entre humains et non-humains, tout en développant les pratiques d'hybridation qui multiplient les chimères et les monstres. Les modernes ont cru qu'en dissociant la société de l'ordre naturel, ils pouvaient la protéger contre la prolifération de ce que Michel Serres appelle des "quasi-objets" : des processus mixtes comme le trou d'ozone, le réchauffement climatique, la bombe démographique, ou encore une file de voitures sur une autoroute. S'agit-il de phénomènes humains ou de forces naturelles? Ces processus relèvent-ils de la sociologie, de la politique ou de la science? Il est devenu impossible de trancher. Or les hybrides ne sont plus des résidus. Ils prolifèrent à tel point qu'on peut dire qu'ils constituent presque toute la société - une situation dans laquelle se trouvaient déjà les sociétés pré-modernes, dites de la pensée sauvage, où nature et culture se répondaient sans se distinguer.

Si, selon Bruno Latour, nous n'avons jamais été modernes, c'est parce que, malgré les affirmations de la modernité (ou de ses acolytes révolutionnaires, anti-modernes ou post-modernes), la Constitution moderne a toujours permis le travail des hybrides, même si en même temps elle les méprisait, les déniait et les éliminait.

Les modernes ont été victime de leur succès, leur Constitution s'est effondrée sous son propre poids. En autorisant l'expérimentation des mixtes puis leur production industrielle sous forme d'embryons congelés, de systèmes experts, de machines à capteurs, de semences hybrides ou de psychotropes, elle a conduit à l'effondrement du système de purification qui devait séparer l'humain des productions naturelles. Les droits imprescriptibles des sujets sont devenus inséparables des lois universelles des choses.