A chaque fois qu'il part en voyage, dit Jacques Derrida, à chaque fois qu'il s'éloigne de sa demeure, il pense qu'il pourrait ne jamais revenir, qu'il pourrait mourir avant le retour. Cela le conduit à une interprétation particulière du titre de la collection dans laquelle ce livre est publié : "Voyager avec..." (Editeur : La Quinzaine Littéraire * Louis Vuitton). Accepter de voyager avec quelqu'un, ce serait accepter de mourir avec quelqu'un. Mais peut-on mourir avec quelqu'un, au même instant, dans le même lieu? C'est impossible, semble dire Derrida, on ne peut pas plus mourir avec quelqu'un qu'on ne peut naître avec quelqu'un - et [par conséquent], on ne peut pas voyager avec quelqu'un. Voyager avec quelqu'un impliquerait de partager avec lui son secret, ce qui, dans la vie, est le plus sacré. Derrida refuse cela mais s'interroge : n'est-ce pas ce qu'il fait chaque fois qu'il écrit et chaque fois qu'il publie? Ne partage-t-il pas avec un destinataire inconnu ce qui, pour lui, est le plus autobiographique?

Partir ne serait donc pas arriver quelque part, ce serait déjà revenir, contre-aller. Le titre global du livre, La contre-allée, prend ici la signification d'un deuil anticipé. Être accueilli quelque part, une première fois, en un lieu nouveau, c'est naître et c'est mourir. Avant même de partir en voyage, il se souvient de cette mort. Anachronie dit-il, contretemps, contrepartie mystérieuse à l'alliance qui se fait et se défait.