Jacques Derrida a intitulé son livre Spectres de Marx. Il nomme ainsi, chez Marx, la fréquence et la persistance des apparitions spectrales. Un spectre hante l'Europe, le spectre du communisme dit-il dans son Manifeste. Ce spectre fait peur à la Sainte Alliance de la vieille Europe, il la terrorise. Il faut l'exclure, le bannir, le chasser, s'en débarrasser. Mais (selon Marx) cette crainte sera inopérante. On ne se débarrassera pas du spectre. Il reviendra comme réalité vivante (les ouvriers, les travailleurs organisés, les révolutionnaires). Marx annonce son arrivée inéluctable, sa présence future - inversant la figure usuelle où le spectre est imaginé comme le revenant d'un passé, le retour d'un mort. Il promet, il appelle ce retour sur un mode performatif. Il en détecte des signes, et il déduit de ces signes que l'événement est imminent. Il est temps que le spectre se manifeste, s'incarne, que le désajointement du temps arrive à sa fin, que la conjonction advienne. Elle advient déjà, par la parole même de Marx, par son oeuvre, dans toutes les langues où le Manifeste est publié. Marx témoigne de cette émergence, et il témoigne en même temps de la peur panique qu'elle suscite. Il faut organiser les travaillers en parti, en Internationale. Ce souci d'organisation, qui sera durci jusqu'à la monstruosité par le léninisme et le stalinisme, témoigne aussi de sa propre peur devant ce travail vivant qu'il appelle. Pour conjurer cette peur-là, il faut l'organiser en parti politique, en Internationale.

Dessin fait par Ingres pendant les émeutes de 1848.

Avant Marx, le spectre du communisme n'existait pas. C'est lui qui, en l'annonçant, le fait advenir.