Quelques mois avant sa mort, Jacques Derrida prononce des paroles qui semblent définitives. "Moi, Spinoza, c'est quelqu'un à qui je n'ai jamais rien compris : c'est un penseur dont l'entreprise philosophique m'est la plus étrangère possible". La phrase est claire, et si l'on tient compte du petit nombre de mentions de ce philosophe dans ses textes, on devrait se le tenir pour dit [bien qu'au fond, ce type de déclaration n'explique ni ne justifie rien]. Mais les choses ne sont jamais aussi simples.

Dans une conférence prononcée en 1980 intitulée "Une idée de Flaubert", il fait état de l'importance du concept spinoziste d'"idée" pour l'auteur de Bouvard et Pécuchet. L'idée spinoziste, dit Derrida, ne doit pas être confondue avec l'idée cartésienne : elle ne déclare pas, elle agit. Et c'est cette dimension d'acte (de langage, performatif) qui aurait fasciné Flaubert, ce serait elle qui aurait contribué à susciter son admiration intense pour Spinoza, à tel point que son écriture (celle de Flaubert) se confondrait par sa force affirmative avec le concept spinozien d'"idée".

Dans son séminaire de 1986 sur le théologico-politique, il montre une connaissance approfondie du Traité théologico-politique de Spinoza, et le cite dans deux chapitres essentiels pour lui, le chapitre VII sur l'exigence de lire l'Ecriture dans sa langue, l'hébreu, et le chapitre XVII où Spinoza s'étonne de la possibilité d'une vengeance de Dieu. Certes dans les deux cas, il situe Spinoza du côté d'une certaine naïveté universalisante et christianisante, mais néanmoins il s'appuie sur lui pour introduire à son analyse d'une force divine, celle de la nomination (le nom de Dieu).

A partir de là, on peut s'interroger. L'oeuvre derridienne ne s'appuie-t-elle pas, elle aussi, sur une exigence performative affirmée et réaffirmée en plus d'un texte, notamment dans L'Université sans condition? Et Derrida n'a-t-il pas surenchéri sur Flaubert/Spinoza en appelant à des oeuvres encore plus que performatives, au-delà du performatif? L'entreprise spinozienne, qui est pour lui la plus étrangère possible, cette pensée qu'il exclut, qu'il met à l'écart, qu'il évite autant que possible, pourrait (selon ses propres préceptes) occuper chez lui la place qu'il réserve à Dieu, à l'animal, à la divinanimalité. Et c'est à partir de là que plus d'une pensée philosophique (y compris la sienne) pourrait commencer.

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Propositions

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