A propos de Monsieur Teste qui avait, selon le narrateur (ce double du signataire, Paul Valéry), tué la marionnette (en lui - voir l'extrait ci-contre) et qui se considérait immunisé par la bêtise car "toutes les fois que je me trouve bête, je me nie - je me tue", Derrida se demande ce qui, dans la marionnette ou dans la bêtise, est si inacceptable pour cette conscience lucide qu'est Monsieur Teste (ou Valéry). Cette marionnette dont il faut absolument se débarrasser serait-elle une sorte de machine qui répète un programme codé, qui réagit à des stéréotypes idiots? Ou bien serait-elle bien vivante, (trop vivante), comme un autre en soi, un autre si dangereux qu'il faille le condamner à mort? Ou bien oscillerait-elle entre les deux?

Dans la marionnette ou la bêtise, c'est un "mouvement têtu, entêté, obstiné" qui semble insupportable à M. Teste. Ce mouvement sans concept, Jacques Derrida l'associe à un conatus, une chose qui persévère dans l'être. D'un côté (selon Derrida), il n'y a ni concept ni essence de la bêtise. Mais d'un autre côté (toujours selon Derrida), on peut trouver des exemples de bêtise, et dans ces exemples la bêtise s'entête à continuer à être, elle tient à être identique à soi, à "vouloir la persévérance de l'essence". Or qu'est-ce qui existe sans concept? L'individu, "en tant qu'il se pose et se re-pose", qu'il s'autopose, en tant que ce qui prévaut en lui, c'est la tête. Seuls les vivants ayant une tête sont capables de bêtise. Seuls ces vivants peuvent s'entêter, témoigner, laisser un testament. Seuls ces vivants ont, comme M. Teste, l'illusion d'être le Tout.

Il faudrait que la question de la bêtise vienne en premier chapitre, ou en titre, ou en "incipit" de tout traité de philosophie. Pourquoi? Détêter, décapiter, comme prélude à la pensée, cette déconstruction de l'archi-souveraineté (ou arkhè) qui prétend conférer au propre de l'homme sa légitimité.

Extrait de Monsieur Teste, de Paul Valéry (Ed Imaginaire Gallimard, p18) : "M. Teste avait peut-être quarante ans. Sa parole était extraordinairement rapide, et sa voix sourde. Tout s'effaçait en lui, les yeux, les mains. Il avait pourtant les épaules militaires, et le pas d'une régularité qui étonnait. Quand il parlait, il avait tué la marionnette. Il ne souriait pas, ne disait ni bonjour ni bonsoir; il semblait ne pas entendre le "Comment allez-vous?""

Il se pourrait que, pour Derrida, la philosophie spinoziste puisse occuper cette place : à la fois la plus bête (par sa structure mécanique, géométrique), et celle qui vient en premier comme étant le titre de toutes les autres - pour autant qu'un titre soit une sorte d'impératif, de programme. Déjà, dans son commentaire de l'idée de Flaubert, à propos de Bouvard et Pécuchet , il avait rapproché la bêtise d'une certaine fascination devant la construction spinozienne. L'idée de Flaubert, disait-il, n'est pas une représentation (comme celle de Descartes), c'est un acte (comme celle de Spinoza). En tant qu'elle fabrique des systèmes, la philosophie persévère dans l'être (son conatus); mais en tant qu'elle commence par la question de la bêtise, c'est l'autre marionnette, la plus étrange, qui est aussi mise en oeuvre.