Quand on utilise un traitement de texte, le changement par rapport à l'écriture à la plume ou au stylo ne tient pas seulement à l'usage des doigts ou de la main. Le texte écrit apparaît instantanément à l'écran, comme si la parole intérieure s'objectivait, comme si elle était immédiatement restituée sous une forme fluide, légère. Le mécanisme qui opère nous étant inconnu, nous avons l'impression qu'un Autre s'approprie notre parole, la stabilise, la traduit et la fait venir sans délai. Cet interlocuteur, ce destinataire invisible, Jacques Derrida le compare à un démiurge, un malin génie, un témoin omniprésent qui, d'avance, nous aurait déjà lu, déjà écouté, nous aurait déjà capté. Il utilise des termes inhabituels pour lui : l'Autre-Inconscient (avec des majuscules) disposerait de notre parole, il énoncerait la vérité même. Ce vocabulaire lacanien ou lacanomorphie souligne l'affinité de cet Autre avec la machine. Il peut toujours y avoir un accident, une panne, et cette pensée qui est la nôtre peut être détruite. Ainsi le bénéfice pratique du traitement de texte se paye par un sentiment de précarité, une aliénation. Notre pensée, dictée par un corps étranger, obéit à son ordre, sa loi.