Depuis des siècles, le papier est lieu où l'individu devient sujet de droit. Jacques Derrida résume cette situation par une formule : "Le papier, c'est moi". Pour m'identifier à moi, je dois reconnaître mon nom sur une surface, je dois pouvoir signer sur un support de papier qui a force de loi, est sacralisé. Ce schème si vieux, si ancré dans notre mémoire et notre culture, étaye notre expérience et notre appropriation du soi, il protège la subjectivité. Avec le retrait du papier et son remplacement par des processus textuels (les ordinateurs de la puissance publique, ceux des prestataires qui recueillent et commercialisent les données privées, ceux des polices et des puissances financières internationales qui vérifient les transactions), le corps sensible de l'identification se perd, c'est le narcissisme primaire qui est menacé. La chute de ce corps de papier entraînera-t-elle, avec le brouillage des frontières, la perte de la subjectivité? Même si le droit lui-même ne change pas, même si la signature manuelle sur un support irremplaçable reste l'ultime ressource juridique (directement ou indirectement, par le biais d'une procédure d'authentification), l'angoisse perdure. Se fier à une signature numérique qui ne serait plus confirmée, de vive voix, par la présence du sujet, est un bouleversement majeur. Comment être sûr que l'identité n'est pas falsifiée ou manipulée, si aucun témoignage ne vient la garantir?

Pour les personnes en exil, régularisables ou expulsables, on parle de sans-papiers. Cela montre d'une part que la logique du papier est toujours active, mais d'autre part qu'on ne saurait y limiter la question du droit ou des droits.

Page de titre des oeuvres de Saint Anselme imprimées à Bâle, sans date, par Johannes Amerbach.