Pour Derrida, le deuil ne peut qu'échouer. Même quand il réussit (au sens de Freud), il laisse toujours un reste inassimilable : le mort comme autre, comme étranger, qui exige qu'on lui rende justice. Ce deuil-là n'est pas tenable, il ne se termine jamais, il n'a pas de solution (ni introjection, ni incorporation). On ne peut pas se débarrasser du mort, il faut le garder, séjourner auprès de lui. C'est le deuil spectral, celui des fantômes ou des revenants qui restent toujours en soi, en mémoire [selon Rogozinski, la métaphysique serait pour Derrida un fantôme de ce genre].

Le mort est sans monde. Il faut l'accueillir, le porter en ce monde. C'est la loi même de l'éthique [derridienne], qui pourrait s'écrire : "Tu porteras l'autre mort, sans l'absorber en toi ni l'idéaliser". Cet autre absolument singulier, irremplaçable, cet étranger, il faut faire sa part, accueillir un reste de lui [mais le choix de ce reste est absolument indéterminé, il dépend de l'accueillant, qui lui-même ne choisit pas vraiment, est choisi par ce reste], tout en s'assurant qu'il reste bien mort, tout en ne se laissant pas digérer par lui.