Après avoir cité Nietzsche à propos de l'amitié, par cette citation qui commence par "peut-être" : "Peut-être alors l'heure de joie viendra-t-elle un jour elle aussi où chacun dira "Amis, il n'y a point d'amis!" s'écriait le sage mourant; "Ennemis, il n'y a point d'ennemis!" s'écrie le fou vivant que je suis" (Humain trop humain, I-376), Derrida cite un autre texte, le §2 de Par-delà le bien et le mal (ci-contre), où Nietzsche lance un appel où il annonce un renversement, une révolution : la croyance en l'opposition des valeurs, cette croyance des métaphysiciens de tous les temps, eh bien cette croyance pourrait, peut-être, être ébranlée. Et ce qui viendrait à la place pourrait se dire, annonce Derrida, [lui aussi dans la posture du prophète] dans la modalité du peut-être.

Nietzsche prophétise. En nous parlant, à chacun d'entre nous, il nous promet cette révolution. La révolution va arriver, elle va venir, nous l'expérimentons dès aujourd'hui comme possibilité, comme peut-être. Son annonce est à la fois constative et performative [c'est un performatif à venir]. Elle ne réalise pas une action concrète mais engage dans une pensée de l'événement, une pensée nouvelle, dangereuse, "qu'aucun métaphysicien n'aurait encore osé penser" (Derrida).

"Peut-être" est une catégorie que la philosophie, jusqu'à Nietzsche, avait tendance à délaisser : une catégorie vague, instable, sur laquelle on ne peut rien fonder. Mais quand il est question de l'avenir, c'est, selon Derrida, la catégorie la plus juste. Elle ouvre à la venue de ce qui vient. Un possible calculé d'avance selon une causalité serait un mauvais possible. Le possible du peut-être, aussi indécidable que l'avenir, interrompt l'ordre des choses. Il met en suspens le crédible, le fiable, il le soustrait à toute programmation ou consistance. Il expose à la chance, à l'instabilité. Il invite à l'attente.