Pour définir la génialité, Jacques Derrida choisit d'analyser ce que fait son amie Hélène Cixous lorsque, le matin au réveil, elle s'assied au bord du lit et transcrit ses rêves. Pourquoi choisir justement cet exemple-là? En quoi le génie peut-il se comparer à ce qui arrive quand on écrit le récit d'un rêve?

C'est le rêve lui-même qui interrompt le sommeil, qui réveille. Une mémoire inouïe, en lui, ordonne d'écrire, de noter, au moment même où il déclenche sa propre interruption. C'est cette mémoire qui, au matin, fait marcher l'écriture, fournit l'énergie onirique. Le rêve se tait, mais fait parler de lui. L'écrire est une sorte de prière, une scène de résurrection. Le rêve est rêvé, terminé. En le fixant sur le papier, on en fait son deuil et on le garde, on le crypte et on le transfigure, on préserve la trace de ce qui aura été interrompu. Le rêve survit, en disparaissant. C'est cette survie, inouïe, qui peut être comparée au génie littéraire.

Pour passer des secrets d'une vie, qui gardent toute leur force, à un corpus littéraire ou fictionnel, il faut à la fois un saut et un réveil. Dans le même temps, un fil est coupé et miraculeusement maintenu. L'oeuvre-corpus incorpore l'autre corpus en l'excédant. L'événement ainsi créé est absolument sans précédent (c'est ce que Cixous appelle la toute-puissance de la littérature). Il rompt avec ce qu'il transforme. Une porte est fermée, condamnée, mais franchie. Entre le secret qui reste absolu et ce qui se montre, où se trouve la limite? Elle est indécidable. C'est cette indécidabilité qui est la marque du génie.