Après François Jacob et Nietzsche, Jacques Derrida s'engage avec Freud dans la troisième "boucle" de son séminaire "la vie la mort". Cette troisième boucle est aussi un pas supplémentaire dans la logique du pas au-delà qu'il avait annoncée dès la première séance. "J'avais annoncé aussi d'un mot que la logique de l'au-delà, du pas au-delà, ne serait donc pas en rapport d'opposition, mais dans un autre rapport avec ce qu'elle franchit ou dont elle s'affranchit transgressivement. Cela vaut pour l'Au-delà du bien et du mal, et pour l'Au-delà du principe de plaisir" (LVLM p275). Quelques années plus tard, dans la réécriture de cette séance publiée dans La Carte postale, il ne s'agit plus d'une "autre logique", mais d'une quasi-logique entre guillemets : "Il avait été annoncé qu'une "logique" de l'au-delà, ou plutôt du pas au-delà, viendrait déborder la logique de la position : sans se substituer à elle, sans s'y opposer surtout, ouvrant un autre rapport, rapport sans rapport ou sans commune mesure, à ce qu'elle franchit de son pas ou dont elle s'affranchit d'un coup. Mais ni le coup ni le pas ne sont ici d'un trait indivisible" (LCP p278).

Le "pas au-delà" ne remplace pas la position ou la proposition, mais se déploie autrement, autour du lien, du noeud, de ce qu'il appelle la stricture (p278) : un entrelacs, des lacets plus ou moins serrés. Pour analyser l'Au-delà du principe de plaisir", ce texte qui "n'est dominable par aucune instance comme telle", il faut accepter une certaine dérive. Aucune lecture académique ou canonique, ou même théorique, ne peut délimiter ce texte, ne peut fixer sa thèse - d'où le terme d'"athèse". L'athèse est suspendue, elle ne se décide pas. La pulsion de mort, est-ce une fiction, une fable, un mythe? Sa restance, c'est qu'elle reste énigmatique.

Parmi les paragraphes ajoutés sur ce thème en 1980, on trouve aussi celui-ci : "A la piste nous suivrons tous les pas, pas à pas et pas sans pas, qui conduisent Au-delà..., dans le singulier chemin de la spéculation. Tel chemin n'existe pas avant le frayage de l'écriture athétique, mais il ne se construit pas lui-même comme la méthode de la spéculation hégélienne; et si occupé qu'il soit de revenants, il ne revient pas sur lui-même, il n'a ni la forme du cercle dialectique, ni celle du cercle herméneutique. Il les donne peut-être à voir mais il n'a rien à voir avec eux. Il se construit selon un interminable détour (Umweg) : qu'il décrit "lui-même" écrit et désécrit" (LCP p287).

Il n'y aurait donc pas de "pas au-delà" avant l'athèse, c'est-à-dire avant Freud.

La stratégie freudienne n'a ni précédent, ni ascendant, ni modèle préalable, ni code préétabli, ni même, peut-être, de concept (ce qui le rapproche du vivant de François Jacob). Freud évite la philosophie. Il se détourne de Nietzsche, pourtant si proche - Nietzsche qui aurait, pour Freud, trop facilement découvert ce que la psychanalyse a eu tant de mal à découvrir [que la dette, la responsabilité, la culpabilité, sont liées à l'inconscient]. Il se détourne aussi de Schopenhauer, qui pourtant n'est pas si éloigné de lui concernant la question de la mort. Mais il se laisse quand même aller, malgré ses dénégations, à une spéculation théorique - une spéculation difficile à rassembler, qui ne tient ensemble dans aucun système (p290).