Jacques Derrida reprend une phrase répétée deux fois, à l'identique, dans deux oeuvres différentes d'Emmanuel Lévinas (dans la Trace de l'autre, et La Signification et le sens) : "L'Œuvre pensée jusqu'au bout exige une générosité radicale du mouvement qui dans le Même va vers l'Autre. Elle exige, par conséquent, une ingratitude de l'autre" (voir ici l'ensemble de la citation). Contresignant cette phrase, il la transforme. Il n'est plus question chez lui de "générosité", et l'ingratitude, sous sa plume, devient radicale (p163), absolue (p162 ou 201), des termes qui renvoient à celui d'inconditionnalité, en cours d'émergence à cette époque dans son travail (cf par exemple Ulysse gramophone p70, dont la première publication date de 1985). Si l'on suit Lévinas, il n'est d'Œuvre avec une majuscule, c'est-à-dire d'Œuvre comme telle, d'Œuvre pensée, que si, en allant vers l'autre, son mouvement généreux se traduit par une ingratitude équivalente.

Dans les deux textes, Lévinas souligne par des italiques une définition de l'Œuvre : "L'Œuvre pensée radicalement est un mouvement du Même vers l'Autre qui ne retourne jamais au Même". La faute, ce serait ce retour au Même, c'est-à-dire la reconnaissance d'une dette. Dans le vocabulaire de Derrida, il faut que le don de l'oeuvre ne soit suspendu à aucun protocole préalable, il faut affirmer "la dissymétrie absolument anachronique d'une dette sans prêt, sans reconnaissance, sans restitution possible".

L'Œuvre produirait donc une dette; mais cette dette n'exigerait ni reconnaissance, ni restitution. Ce serait une dette sans dette, une faute sans faute. Derrida fait remarquer qu'en se conformant à l'impératif lévinassien, on risque de toutes façons la faute : soit je restitue, et je suis fautif; soit je ne restitue pas, et je suis aussi fautif. Situer l'Œuvre "au-delà de toute restitution possible" interdirait même, par exemple, de rendre hommage à un auteur (et donc à Emmanuel Lévinas en personne). Que dire alors de l'ingratitude? Est-elle bonne ou mauvaise? En principe, l'ingrat est celui qui ne reconnaît pas une dette effective, et non pas celui qui n'a pas à être reconnaissant car il n'est aucunement endetté. La logique de Lévinas nous met dans une situation impossible.

Citation : "Le corps d'un texte fautif a-t-il lieu? Il a, lui [Lévinas], une réponse à cette question. Semble-t-il. Il ne doit pas y avoir de protocole à un don, ni de préliminaires s'attardant aux conditions de possibilité. Ou alors les protocoles doivent déjà faire don" (Jacques Derrida, En ce moment dans cet ouvrage me voici, in Psyché 1 p165).

La faute, ce serait de ne pas obéir à l'injonction lévinassienne, de refuser la dissymétrie absolue qui exempte ce don-là (le don de l'Œuvre) de toute dette réciproque. La faute, ce serait d'inscrire le tout autre dans l'empire du même (p166).