Derrida
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Blanchot : Il faut écrire                     Blanchot : Il faut écrire
Sources (*) : Le principe de l'oeuvre selon Blanchot               Le principe de l'oeuvre selon Blanchot
Maurice Blanchot - "De Kafka à Kafka", Ed : Folio-Gallimard, 1981, pp12-15 - La littérature et le droit à la mort Derrida, Blanchot

[S'il faut écrire, c'est pour laisser travailler, dans le secret des oeuvres, à partir de rien et en vue de rien, une force extraordinaire]

Derrida, Blanchot
   
   
   
                 
                       

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1. Un rapport au rien.

Dès les premières pages de son texte de 1947, La littérature et le droit à la mort, Maurice Blanchot pose, dans un rapport au rien, la question de la littérature. L'écrivain, explique-t-il, va de l'avant, mais dans le vide, sans quitter son point de départ. Quand il se soucie de la littérature, c'est de son néant qu'il parle, de son infatuation, voire son imposture (elle est mystificatrice, elle trompe), son illégitimité (la littérature elle-même n'a pas le droit de s'interroger sur sa valeur). La littérature est irréelle, elle n'est pas sérieuse, elle est l'élément du vide. Elle est vaine, vague, impure, volatile, volatilisante. Sa causticité, c'est que, d'elle-même, elle détruit ce qu'elle a d'important.

Mais ce néant, cette nullité, c'est sa force, une force extraordinaire, merveilleuse; c'est sa puissance, une puissance qui ne lui vient pas du dehors, qui travaille obscurément en elle. Les talents d'un écrivain n'existent pas avant l'oeuvre, et l'oeuvre elle-même ne peut pas être projetée, mais seulement réalisée. Avant l'oeuvre, aucun auteur n'existe. Seule existe l'impossibilité de l'écrire. La littérature coïncide au départ avec rien, ou avec la plus futile des coïncidences. Elle commence à partir de rien, mais quand l'oeuvre est écrite, elle est tout. L'auteur est tout entier dans l'oeuvre, et l'oeuvre est nécessairement universelle et vraie. Dès que d'autres s'y intéressent, elle devient l'oeuvre des autres, et en tant qu'elle a été écrite, elle disparaît.

Ce qui est étrange en elle, c'est que, en dépît du vide - et peut-être en raison du vide -, il faut écrire. Tu n'ignores pas tout cela, écrit Blanchot, et pourtant tu écris. Tu as le droit de te mettre à écrire, de passer immédiatement à l'acte. Plutôt que de te retirer dans une intimité fermée et secrète, tu écris. Tu n'écris ni pour un public, ni pour un lecteur : c'est pour que le plus singulier et le plus éloigné de l'existence se fasse en-dehors de toi. Que reste-t-il alors de l'auteur?

"Cependant son expérience n'est pas nulle : en écrivant, il a fait l'épreuve de lui-même comme d'un néant au travail et, après avoir écrit, il fait l'épreuve de son oeuvre comme de quelque chose qui disparaît" (Blanchot, La littérature et le droit à la mort, dans De Kafka à Kafka, p19). L'essentiel, c'est "le mouvement qui permet à l'oeuvre de se réaliser en entrant dans le cours de l'histoire, de se réaliser en disparaissant" (ibid). Dans l'oeuvre en mouvement "s'affirme une puissance de négation et de dépassement" (ibid p20).

 

2. Un rapport à la mort.

Le paradoxe du langage - qui est aussi l'un des paradoxes de la littérature -, c'est que par lui la chose nommée disparaît, mais par lui aussi elle apparaît. Quand, par exemple, l'écrivain écrit : "cette femme", "ce chat", "cette fleur", il les supprime, il nie leur existence, il relègue leur image dans l'absence (la chose est morte), et par la même occasion il nie l'existence de celui qui le dit (l'écrivain lui aussi est mort - pour que commence le "vrai langage", il aura fallu l'expérience de son néant). Mais en libérant la possibilité du sens des mots, il acquiert le droit d'en parler librement (la chose n'est pas morte). Parler ou écrire, c'est mettre en oeuvre une mort sans mort, un droit à la mort que Blanchot compare à celui qui prévalait à l'époque de la Terreur. Pour affirmer sa liberté absolue, l'écrivain doit nier la parole courante, renoncer à la vie banale de l'homme vivant. Il ne s'agit pas ici de la mort effective, mais d'une proclamation : Je suis la Révolution, dit chaque oeuvre digne de ce nom. C'est sa responsabilité.

 

3. Une puissance de métamorphose.

"Pourquoi un homme, comme Kafka, jugeait-il que s'il lui fallait manquer son destin, être écrivain demeurait pour lui la seule manière de le manquer avec vérité" demande Blanchot (p56). D'où vient l'exigence, la nécessité d'écrire? A partir d'un vide, il peut réaliser cette liberté qui lui donne une puissance extraordinaire, merveilleuse. L'oeuvre est d'abord rien, et voici qu'elle passe de rien à tout. C'est un moment fabuleux, inexplicable, où tout est possible. Une puissance impersonnelle exprime sans exprimer, ne laisse l'écrivain ni vivre, ni mourir, mais il y a cette puissance, c'est elle qui murmure dans la parole et aussi dans l'absence de parole. Malgré la mystification, la tromperie, l'imposture que, s'il est honnête, il doit reconnaître, il travaille, et son travail est la forme du travail par excellence, celle qui transforme l'homme en transformant le monde.

La littérature est irréductiblement ambiguë. D'un côté, elle n'est rien, mais d'une autre côté, elles produit des objets nouveaux qui préparent l'avenir, elle est une source infinie de réalité. Cette faculté étrange, mystérieuse, renvoie à un point d'instabilité ultime, à une puissance de métamorphose, qui ne change rien mais est capable de tout changer.

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Propositions

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Il faut reconnaître, dans l'activité de l'écrivain, la forme du travail par excellence : une puissance qui transforme l'homme en transformant le monde

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La littérature, ce langage fait ambiguité, renvoie à un point d'instabilité ultime, une puissance de métamorphose où elle peut changer de sens ou de signe, sans rien changer

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L'honnêteté de l'écrivain dans la littérature, c'est de reconnaître que la tromperie, la mystification et l'imposture sont inévitables

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Quand je parle, "je dis : cette femme", je laisse parler la mort en moi : je nie l'existence de ce que je dis et aussi de celui qui le dit, je prononce mon chant funèbre

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L'oeuvre traduit, au bord du néant, cette puissance impersonnelle qui ne laisse ni vivre ni mourir, cette mort sans mort dont l'écrivain ne peut surmonter l'irresponsabilité

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La mort qui s'annonce me fait horreur, parce que je la vois telle qu'elle est : non pas mort, mais impossibilité de mourir

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Tout écrivain qui, par le fait même d'écrire, n'est pas conduit à penser "Je suis la révolution", en réalité n'écrit pas

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La littérature a pour idéal le moment historique de la Terreur : pour que meure la banalité des hommes vivants, il faut que, dans la liberté absolue, chaque citoyen ait droit à la mort

- Valentin : Avec le droit à mourir de Blanchot, il ne s'agit évidemment ni de suicide, ni de mélancolie, ni de toute autre forme de crime ou de massacre, avec ou sans guillotine. Ce n'est pas la mort effective qui intéresse Blanchot, mais la disparition de l'auteur. Si j'écris, je renonce à ce qu'on se réfère à moi comme un "auteur" ayant encore la mort devant lui, une personne qui puisse encore envisager sa propre mort comme une possibilité. Si on me laisse survivre comme celui qui a toujours été mort et le sera pour l'éternité, alors ce n'est plus du moi mortel qu'on parle, la mort (au sens courant) devient impossible.

- James : Blanchot refuse de s'identifier à l'écrivain traditionnel, classique, qui se demande si sa signature restera ou non. Ce qui l'intéresse, c'est la force anonyme de l'écrit. Il faut selon lui laisser travailler ce qu'il y a de plus secret non pas en soi, mais dans l'oeuvre elle-même. Si je me retire devant l'oeuvre, si je ne suis plus rien par rapport à elle, ce n'est ni par modestie, ni par résignation, c'est parce que cette force qui est dans l'oeuvre me concerne, me transforme.

- André : Cette force anonyme, aujourd'hui, nous en héritons. Peut-elle encore passer par les chemins de Blanchot? Peut-être pas. Peut-être passera-t-elle désormais par d'autres réseaux.

 


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