L'éthique, dans le sens de Kierkegaard, c'est ce qui nous lie à nos proches : les nôtres, la famille, la communauté ou la nation. Jacques Derrida reprend ce point de vue en le radicalisant. Il suffit que je parle pour que je m'inscrive dans cette éthique-là, celle du groupe. En me réglant sur la généralité, je dissous ma singularité dans le langage ou l'"élément du concept". Les évidences partagées, le sens commun, y compris la raison philosophique, m'obligent à assumer la parole (en général) devant les autres. En me justifiant en public, j'accepte que ma parole puisse être substituée à celle d'un autre, je renonce au secret.

On peut résister à cette obligation de rendre des comptes par le silence. Dans le récit biblique du sacrifice d'Isaac, Abraham ne cherche pas à se justifier. En gardant le silence, il "trangresse l'ordre de l'éthique" (p86). En n'en parlant à personne, ni à sa femme, ni à son serviteur, il assume sa responsabilité en tant qu'unique, insubstituable. Personne ne peut prendre cette décision terrible (sacrifier son fils bien-aimé) à sa place. Il en répond absolument, mais pas devant les autres. Pour lui, dans l'épreuve qu'il traverse, la responsabilité générale, universelle, est une irresponsabilité; et la responsabilité absolue ne peut être qu'exceptionnelle ou extraordinaire.