La notion de démocratie à venir apparaît chez Derrida dès les années 1980, à l'occasion des séminaires qu'il consacre au thème "Nationalité et nationalisme philosophique" à l'EHESS (1984-1988). Dans Politiques de l'amitié, un livre publié en 1994 à partir de séminaires de l'année 1988, elle est déjà mentionnée. Un entretien publié dans L'Autre Cap (daté de janvier 1989, publié en 1991), s'intitule La démocratie ajournée. Dans Sauf le nom, texte daté d'août 1991, elle est mentionnée. Dans ses dernières années (1999-2004), il aborde de plus en plus fréquemment les questions politiques par le biais de deux motifs réinterprétés autour de différents champs ou thèmes (linguistique, psychanalyse, droit, littérature, poésie, etc.) : l'au-delà du performatif et l'au-delà du souverain. Lors de sa dernière Décade à Cerisy-la-Salle (2002), intitulée simplement La démocratie à venir, Derrida prononce une conférence, La raison du plus fort (publiée dans Voyous en 2003), où il reprend et renoue les fils de ce concept. Si on l'analyse dans toutes ses implications, la démocratie à venir, considérée communément comme un concept politique, opérerait plutôt comme un concept de la déconstruction du politique - au-delà du politique.
Parler de "démocratie à venir", c'est engager la déconstruction du politique sans renoncer aux exigences de justice, de liberté, etc.
1. La démocratie : ni une idée, ni un concept.
Depuis sa première annonce par les Grecs, la démocratie est en attente d'elle-même. Aucun idéal, idée ou utopie préalable ne peut la définir. Son concept étant inaccessible, indéfinissable, sans concept, on ne peut en parler démocratiquement. Comme la Khôra ou Dieu, elle ne peut se dire qu'à travers la possibilité ou les apories de la théologie négative.
2. La démocratie comme pouvoir : ipséité.
Dans le mot démocratie, il y a demos (peuple) et kratos (pouvoir). C'est le pouvoir d'un rassemblement, d'un peuple uni qui dit "Je peux". S'affirmant elle-même, se donnant à elle-même sa loi, elle suppose un retour quasi-circulaire sur soi, une ipséité.
3. La démocratie comme libre jeu, axe d'indécision.
Au centre de son concept tourne une roue libre, une liberté radicale de jeu, qui ne cesse de se différer sans jamais être elle-même. En s'ajournant, en donnant le temps qu'elle n'a pas, elle laisse advenir, méta-performativement, l'arrivance de ce qui arrive.
4. La démocratie comme auto-co-immunité.
La démocratie est le seul système politique qui accueille en lui-même, dans son concept, dans l'espace et dans le temps, l'auto-immunité.
5. Ellipse de la démocratie : plus d'un centre, et même plus de deux.
Parmi les exigences de la démocratie coexistent donc : la circularité d'un moi ou d'un peuple et la dissémination anonyme d'un indéterminé; la liberté comme maîtrise et la liberté et la liberté comme incertitude et indécision; etc. L'antinomie n'oppose pas liberté et égalité, mais le calculable et l'incalculable, le semblable et le dissemblable.
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