Dans la Krisis (La Crise des sciences européennes et la phénoménologie transcendantale, un texte écrit en 1935 mais publié en 1954 de manière posthume), Husserl note que la spécialisation des savoirs, qu'il nomme "objectivisme", peut conduire à l'irrationnalisme. Dans l'entre-deux-guerres, il lance un appel à la prise de conscience. L'objectivisme est une maladie, une pathologie, un mal qui conduit à l'échec, à la fin d'un monde. Ce séisme ne provoque pas seulement une crise de la raison, de la science ou de la conscience, mais une crise philosophique, une crise de l'humanité européenne.

En dénonçant une maladie de la raison, Husserl repère le mécanisme auto-immunitaire sur lequel Derrida insiste. Il pense que si la raison peut être malade, comme les communautés, les peuples et les Etats, alors on peut la soigner. Il suffit de proposer un fondement, de réactiver l'origine du savoir scientifique, pour conjurer la crise. Mais selon Derrida, la destruction auto-immunitaire va au-delà d'une pathologie de la raison. L'irrationnalisme ne peut pas être supprimé en faisant retour à l'origine subjective et historique des sciences car c'est le principe même qui est touché, celui qui fait croire que la raison finira toujours par s'imposer. Avec les Lumières, la raison a été érigée en structure d'attente ou d'anticipation où l'invention techno-scientifique trouve toujours ce qu'elle cherche.

Le paradigme d'une raison téléologique, générale et universelle efface ce qui pourrait faire irruption : une altérité singulière, exceptionnelle, imprévisible ou incalculable. On ne voit pas venir cette altérité qui arrive "sans quoi, sans qui" (Derrida p180). Husserl la qualifie d'irrationnalisme. Il repère la menace, mais sans pouvoir la nommer. Au moment de sa mort (1938), c'est le nazisme qui fera irruption dans le champ politique - sans qu'aucun argument rationnel ne puisse l'arrêter.