Invité, le 27 août 2002, à parler sur le thème Avenir de la raison, devenir des rationalités, Jacques Derrida commence son intervention par cette expression en six mots : "Sauver l'honneur de la raison". Telle serait la tâche qu'on lui aurait assignée en l'invitant. Cette tâche qui le fait trembler, qui l'oblige, il accepte au début de la conférence (Voyous p167) d'en répondre, mais ce sera à sa façon, si l'on peut dire. Son devoir, sa responsabilité, c'est de faire comme si il était appelé à cette tâche (p168). Cette fiction peut l'arranger, au moment où il fera état d'une toute autre tâche, moins ancrée sur les rives d'Athènes ou de Rome (p169), une tâche où il s'agira moins de défendre l'intérêt de la raison (rationnelle) qu'une certaine justesse incalculable.

La raison tend à neutraliser l'événement, à le transformer en une maîtrise calculable qui détruit ce qui arrive, au risque de l'immunité absolue (quand plus rien n'arrive), c'est-à-dire du pire. Ce qu'il faut penser "ici" (p210, quand on s'interroge sur la raison), ce que Derrida nomme dans ce passage hyper-éthique ou hyper-politique [comme s'il n'y avait de tâche politique digne de ce nom que par cette éthique], n'est pas de l'ordre d'un savoir-faire au sens d'un savoir programmatique, d'une norme ou d'une loi, mais d'un performatif [plus perlocutoire que locutoire ou illocutoire]. "Si un événement digne de ce nom doit arriver, il lui faut, au-delà de etoute maîtrise, affecter une passivité" (p210). Il lui faut à qui? Le sujet du "il faut", cette "liberté qui ne serait plus le pouvoir d'un sujet, une liberté sans autonomie, une hétéronomie sans servitude, bref quelque chose comme une décision passive", c'est un sujet qui se retire. C'est ce "il"-là, (disloqué, sans nom), cette illéité-là (celle de l'altérité), hyperrationnelle (p207), qu'il faut penser dans la perspective d'une raison à venir.

Image extraite de Gymnopédies (Lawrence Jordan, 1965).

"Au-delà du droit, de la dette et du devoir, il faudrait penser rationnellement une hyper-éthique ou une hyper-politique qui ne se contente pas d'agir "conformément au devoir (pflichtmässig)" ni même (pour reprendre la distinction kantienne qui fonde la raison pratique) "par pur devoir" (eigentlich aus Pflicht, aus reiner Pflicht). Cette hyper-éthique ou cette hyper-politique se porte inconditionnellement au-delà du cercle économique du devoir ou de la tâche (Pflicht ou Aufgabe), de la dette à réapproprier ou à annuler, de ce qu'on sait devoir faire et qui donc dépend encore d'un savoir programmatique et normatif qu'elle se contente de déployer avec conséquence" (Voyous p210).

Cette raison à venir ne tient pas à un devoir, une tâche ou une dette. Comme un don (digne de ce nom), elle vient, par effraction, briser le cercle de la raison calculante.