Quand on s'interroge sur la rationalité, aujourd'hui, sur le devenir de la raison en général, du logos, de la pensée consciente qui se reconnaît en elle-même, dans son propre, son ipséité, et se traduit par l'exigence politique de la démocratie, il faut partir de ce qui arrive dans le monde : des forces en mal de souveraineté qui font trembler la terre humaine, une cruauté qu'aucune législation ne semble pouvoir arrêter, une nouvelle violence. Le lien indissoluble entre raison, pouvoirs, savoir et techno-sciences nous plonge dans un abîme sans fond. Quelles sont les hypothèses, conventions et présuppositions qui surdéterminent ce mouvement? Ce sont celles de la raison calculante, axée sur le possible, qui est aujourd'hui menacée comme idée régulatrice pour la pluralité des rationalités. Ce qui, dans cette raison, est en crise, c'est l'exclusion de l'autre, de l'événement. Selon Derrida, en dissociant la raison du pouvoir souverain, on peut peut-être penser une raison, "penser le venir de son avenir et de son devenir comme expérience de ce qui et de qui vient, de ce qui ou de qui arrive - évidemment come autre, comme l'exception ou la singularité absolue d'une altérité non réappropriable" (Voyous p203). Il faut, pour penser rationnellement l'avenir de la raison, penser l'événementialité de l'événement (p199), laisser venir des décisions hétérogènes au savoir. Aucun pouvoir n'acceptera cela, aucune institution ne le légitimera. C'est pourtant la tâche de la déconstruction, une tâche raisonnable que la raison calculante ne peut pas penser rationnellement. Il y a là un risque, mais ce risque est incontournable, inconditionnel : c'est l'inconditionnalité de l'incalculable.

Image extraite de Anomalies of the Unconscious (Jon Behrens, 2003).

Ce qui, selon Derrida, définit la raison à venir, c'est l'incalculabilité de l'inconditionnel, qu'il nomme aussi venue ou venir de l'autre. Il a donné, dans son œuvre, de nombreuses figures de cette inconditionnel incalculable, sans souveraineté : l'hospitalité qui expose sans limite à la venue de l'autre; le don sans échange calculable, qui n'apparaît comme tel ni au donateur ni au donataire; le pardon qui ne saurait arriver à l'autre ou de l'autre qu'au-delà du calcul; la justice qui excède le droit, le juridique et le politique, etc. Dans tous ces exemples d'inconditionnalité non souveraine, un espace libre s'ouvre dans le rapport à la singularité incalculable de l'autre. De même que la raison à venir s'auto-délimite, par auto-immunité, elle appelle chaque fois une transaction inouïe entre l'exigence raisonnée du calcul et l'exigence intransigeante de l'incalculable inconditionnel.