Un événement prévu est déjà présent, déjà arrivé. Si on le voit venir à partir d'un horizon, d'un savoir, d'un idéal, d'une utopie, c'est-à-dire si on le considère déjà comme possible, il est neutralisé en tant qu'événement. Il n'est pas un événement "digne de ce nom", il n'y a pas d'événementialité en lui. L'événement digne de ce nom, pour Derrida, ne doit pas seulement s'annoncer comme absolument imprévisible, il doit aussi, surtout, s'annoncer comme impossible. S'il est imprévu, ce n'est pas parce qu'il est dissimulé, ni faute d'un savoir suffisant, ni par obscurantisme ou irrationalisme. Il est imprévu car on ne peut rien en dire, puisqu'il est déjà impossible. "L'événement doit s'annoncer comme im-possible" écrit-il (Voyous p198). C'est donc qu'il peut et doit s'annoncer, mais cette annonce se neutralise immédiatement elle-même, il "s'annonce sans s'annoncer" puisque ce qu'il annonce, c'est sa propre impossibilité. On ne sait rien de cet événement, il ne peut pas se montrer, il est immontrable, imprésentable.

L'événement "comme tel", c'est celui qui s'annonce phénoménologiquement ou ontologiquement [dans la "réalité"]. Mais l'événement digne de ce nom ne s'annonce jamais comme possible, c'est-à-dire jamais "comme tel". L'impossible ne pouvant pas s'annoncer, c'est "comme" impossible qu'il s'annonce (c'est-à-dire ne s'annonce pas).

Image extraite de "The Pharaoh's Belt" (Lewis Klahr, 1993).

La raison rationnelle, calculable, qui s'annonce "comme telle", ne peut pas être événementielle. Elle est toujours liée à un savoir, un pouvoir souverain, une ipséité. En principe, elle est toujours prévisible. [Même si à un moment donné on manque d'information pour la prévoir efficacement, et même si ces informations la donnent comme non possible dans les circonstances actuelles, elle est prévisible par principe]. S'interrogeant sur l'avenir ou le devenir de la raison, Jacques Derrida ne parle plus de la raison calculable, mais d'une raison événementielle à-venir, qui surgirait "avant" toute institution (en-deça de toute détermination par une institution), "avant" que le quoi et le qui ne se distinguent et se conjuguent (Voyous, p203). Son avvenir, son devenir seraient suspendus à un venir singulier, une venue exceptionnelle, un "Viens". En envisageant cela, il annonce un im-possible : que le lien qui unit la raison, la souveraineté et l'inconditionnel, déjà fragilisé par les apories de la raison, laisse venir un inconditionnel non souverain, une raison sans souveraineté.