L'"indéniable même de l'éthique", cette étrange formule est issue d'une citation de Jacques Derrida : "La responsabilité serait problématique dans la mesure supplémentaire où elle pourrait être parfois, peut-être même toujours, celle que l'on prend non pour soi, en son propre nom et devant l'autre (définition métaphysique la plus classique de la responsabilité) mais celle qu'on doit prendre pour un autre, à la place, au nom de l'autre ou de soi comme autre, devant un autre autre, et un autre de l'autre, à savoir l'indéniable même de l'éthique" (Passions p28).

Jacques Derrida distingue entre une responsabilité problématique et une autre qui, peut-être, ne l'est pas, ou l'est autrement. Si elle n'est pas problématique, elle est directe, frontale, capitale, on peut y accéder par un savoir, des propositions, une question à traiter. Mais si elle l'est (en tous cas dans le sens où Derrida entend ici le mot problema, en défiant l'espace du problème (p29)), alors elle suppose une passion (p27), une oblicité. Ce n'est pas la responsabilité au-delà du jugement critique, mais en-deçà. L'autre n'est pas devant soi, mais derrière soi (il est dissimulé, et pourtant c'est en son nom que les décisions sont prises); ce n'est pas l'autre visible, celui qu'on a en face de soi, c'est un autre invisible pour soi et peut-être aussi pour l'autre (l'autre de l'autre). On ne peut pas s'adresser directement à cet autre-là, on n'est pas actif vis-à-vis de lui, mais peut-être acteur, c'est-à-dire passif (la passion), ne participant que par délégation - comme l'enfant Néoptolème, dans la tragédie de Sophocle Philoctète, qui n'intervient que par délégation d'Ulysse.

Cette passivité, pour Derrida, c'est l'indéniable même de l'éthique (autre façon de dire l'éthique même, formule employée dans d'autres textes).

Il y a partout des rituels, des cérémonies, et nous y participons tous passivement. D'un côté nous les voyons de l'extérieur, nous pouvons les analyser, les critiquer, mais d'un autre côté nous y sommes pris, nous les mettons en œuvre. Les deux dimensions sont indissociables. Que se passe-t-il, demande Derrida, si l'un des participants, en secret, désire l'échec de la cérémonie? S'il va à l'encontre du désir des autres? Cette place du secret, c'est celle qu'il choisit d'occuper (p20), y compris dans le cas où lui-même est invité à participer à un rituel : publication d'un ouvrage collectif sur son œuvre. Son devoir, par amitié ou par politesse, c'est d'y participer. Mais on a parfois le devoir de ne pas agir par devoir, surtout pas, de rester, en tremblant, au bord du gouffre. La véritable amitié, ce serait si la participation n'était pas de l'ordre du devoir, s'il ne participait au rite qu'en se portant au-delà de la règle. Entre ces deux positions, la décision responsable est prise dans une équivoque. Elle ne peut ni s'auto-justifier, ni répondre d'elle-même. On ne peut pas l'aborder de front, mais seulement obliquement. C'est cette dimension supplémentaire, qui "s'exerce toujours en mon nom comme au nom de l'autre" (p28), qui est le même de l'éthique. Ce "même" est indéniable, puisqu'on n'exerce l'éthique qu'au nom d'un autre absent et invisible, et donc "comme" au nom de l'autre; mais c'est un même car l'éthique même est celle de l'autre. Malgré le suspens, je dois répondre de cette décision et de la logique de cette décision avec la rigueur la plus stricte.