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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
Derrida, Nietzsche | Derrida, Nietzsche | ||||||||||||||||
Sources (*) : | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | |||||||||||||||
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 1er juin 2019 | Orlolivre : comment ne pas philosopher? | [Derrida, Nietzsche] |
Orlolivre : comment ne pas philosopher? | ||||||||||||||
Entre Derrida et Nietzsche, il y a une sorte de compagnonnage assez éloigné de ce qui se passe avec Kant, Husserl ou Heidegger. C'est une relation amicale, une sorte de parallélisme entre penseurs qui, à la manière de Freud ou de Kierkegaard, se mettent en jeu comme personnes, singularités, sans dissocier leur travail théorique de leur vie. Loin de penser la même chose, ils sont tournés vers une certaine promesse, comme si une flèche lancée par l'un pouvait rencontrer quelque part, en un lieu indéterminé et imprévisible, une flèche lancée par l'autre. Dans Eperons (conférence de 1972 publiée en 1978), Otobiographies (cours de 1975 publié en 1984, reprise du séminaire La vie la mort où la pensée de Nietzsche est confrontée à celle de Heidegger, publié en 2019) ou Politiques de l'amitié (séminaire 1988-89 publié en 1994), Jacques Derrida a moins écrit "sur" Nietzsche que "avec" lui. Il ne l'a pas pris pour objet, il s'est acoquiné avec lui, en lui empruntant certains concepts comme celui de trace, tout en gardant ses distances. C'est une sorte de relation particulière, qui ne ressemble à rien d'autre.
1. La communauté anachorétique des amis de Nietzsche. Pour Nietzsche, les Européens, ceux de son époque qu'il qualifie alternativement de derniers Européens ou d'Européens d'après-demain, croient encore en leur propre vertu c'est-à-dire à l'opposition des valeurs. Quitte à se présenter comme un fou, il veut rompre avec cette bonne conscience. Il annonce la venue d'une autre espèce d'hommes, de nouveaux philosophes, auxquels il demande de se joindre à lui. Ces autres philosophes, il les qualifie d'"amis nés, jurés et jaloux de la solitude". Avec ces amis, peut-être pourrait-il se former une autre communauté, une étrange communauté, celle de ceux qui n'ont pas de communauté. Ceux-là, ces esprits libres, ne dépendront ni de l'honneur, ni de l'argent, ni d'autres appâts de ce style, ils ne seront ni des héritiers, ni des "classificateurs", ils n'hésiteront pas à prendre n'importe quel risque par surabondance de leur "libre volonté". Qu'est-ce que ces amis solitaires, qui ne se ressemblent pas, répudient toute parenté et proximité? Qui ne demandent pas l'égalité, restent inaccessibles les uns pour les autres, rejettent toute reconnaissance? Chacun, pour l'autre, est tout autre; il n'y a pas entre eux de commune mesure. Nietzsche lance une invitation, mais il n'invite pas ceux auxquels il s'adresse à s'unir. Au contraire! Il faut qu'ils restent séparés, éloignés les uns des autres. C'est une révolution politique où le rapport entre ami et ennemi est bouleversé. La communauté anachorétique est impossible, c'est un défi au bon sens.
2. Téléiopoèse, peut-être. L'appel nietzschéen n'est ni immédiat, ni déterminé. Quand il critique l'enseignement académique, il se moque du lien ombilical qui s'instaure entre la bouche de l'enseignant et l'oreille de l'entendeur, il appelle une autre oreille, singulière, unique, insubstituable, mais il laisse indéterminé ce que pourrait devenir cette oreille. S'il lance à ses destinateurs virtuels une invitation, c'est uniquement sur le mode du peut-être. Il fait appel à une expérience inouïe, toute nouvelle, une promesse quasi-messianique, vers laquelle personne n'avait encore osé s'engager. Ce peut-être pourrait être, selon Derrida, à notre époque, la catégorie la plus juste. Ceux qu'on peut nommer "nos contemporains" seraient aspirés par ce type de phrase testamentaire qui les ouvre vers l'avenir en faisant venir, à terme, ce qui survient (téléiopoièse). Ces phrases tremblantes, vibrantes, ces sentences qui lancent une flèche vers l'avenir, appellent une lecture, une décision interprétative, sans en donner le contenu à l'avance.
3. Nietzsche fou vivant, otobiographique. Dans Ecce homo, écrit quelques semaines avant sa chute dans la folie, Nietzsche fait état de sa généalogie, sa division entre père et mère. Je suis un double dit-il, partagé entre mon père mort et ma mère vivante, entre l'écriture (l'œuvre, la signature) et la vie (le corps, la maladie), entre la dégénérescence (la décadence de la culture) et la regénération (sa contribution unique, singulière, pour ceux qui le liront et l'entendront). Les deux "je" ne s'opposent pas, n'entrent dans aucune dialectique, mais dans une différance, une dynamique, une marche, un rapport d'alliance entre mort et vie. Dans une première alliance, le "je" signe un contrat secret, inouï, avec lui-même. L'alliance est cryptée, mais elle ne peut être honorée que par l'autre. Il faut s'exposer au retour de l'alliance - "la vie le mort", en un lieu qui n'a pas lieu, sur un bord jamais assuré, disparaissant. C'est là que Nietzsche, tandis que sa voix se meurt, s'identifie à un Œdipe aveugle, solitaire, hésitant entre deux chemins. Dernier philosophe, dernier homme, il a encore, lui seul, la force de déclencher le "pas au-delà". Telle est l'otobiographie : quand, avec retard, l'oreille de l'autre entend "ma" signature, alors seulement le contrat autobiographique a lieu. Nietzsche est l'un des rares philosophes qui a mis en jeu son nom, sa signature, dans ses écrits. On peut lire son œuvre comme un immense paraphe, une vaste autobiographie (le récit d'un "je") indissociable d'une allothanatographie (un texte, qui par essence est toujours l'héritage d'un père mort). On trouve dans Ecce Homo le déploiement de cette alliance, avec ses paradoxes et ses impossibilités. En faisant appel à l'autre oreille, la troisième oreille d'un auditeur futur, Nietzsche promet, et peut-être même se fait le fondateur, d'autres institutions qui s'affirment d'abord par un "oui".
4. La vie. Il y a chez Nietzsche un appel constant à la vie, une notion ambiguë qui ne renvoie ni à la vie courante, quotidienne, ni à la vie biologique mais à un autre genre de vie porté par la langue maternelle, une vie-sur-vie obséquente, métaphorique, supplémentaire, qui rejette la domination de la culture moyenne. Derrida nomme Vivante cette dimension maternelle, féminine, associée au père mort dans l'anneau du retour éternel, qui sauve le génie au nom de l'inconscient d'un peuple qui (à l'écart du biologisme courant qu'on lui attribue souvent) fait marcher dans la vie et aussi au-delà de la vie.
5. La femme. Nietzsche parle abondamment de la femme ou des femmes, d'une manière souvent dépréciative, ambiguë, et aussi audacieuse, irréductible à des énoncés simples. C'est cette complexité qui a pu conduire Derrida à privilégier cette thématique dans Eperons. Il y aurait chez Nietzsche un devenir-femme de la pensée, de l'idée. La femme insidieuse, rusée, simulatrice, qui ne croit pas en la vérité du commun (celle du sage, du religieux ou du vertueux), qui s'écarte d'elle-même, met en jeu un certain renversement des valeurs. Une vérité insaisissable, fabuleuse (l'histoire d'une erreur) ne peut donner lieu à une croyance. En tant que femme, elle ne croit pas en cette vérité, même si elle en joue pour séduire, ouvrir le désir. Ce n'est pas quelque chose qu'on puisse expliquer, comprendre, c'est une question de style. Le style de Nietzsche qui ouvre des chemins sans clôturer la pensée (à la manière d'un éperon) pourrait opérer comme cette femme qui (comme l'artiste - ou le Juif, ces experts en simulation) (s')écrit dans le mouvement où elle se donne, s'inscrivant dans l'échange sexuel sans s'y limiter. Ce "coup de don" est un simulacre, mais c'est aussi une acceptation du christianisme ou castratisme (en termes nietszchéen) : une spiritualisation de la passion, de la sensualité, une éradication des désirs. Nietzsche condamne ce phallogocentrisme, ce qui ne l'empêche pas de mépriser la femme. Il n'y a pas chez lui une femme, une vérité de la femme en soi, il y a des vérités multiples, contradictoires, indécidables. Sa signature plurielle ne dévoile rien, elle traverse le voile, le déchire, elle détruit le fétiche de la vérité. Il faut qu'il y ait en la femme plus d'un secret, plus d'un indéchiffrable, il faut qu'elle se retire.
6. Politique. Les libres penseurs qui feraient le choix de la communauté anachorétique de Nietzsche ne se mettraient pas au service de la démocratie. Nietzsche déclare son dégoût à son égard. Il aura condamné la liberté académique autant que la bonne conscience, les scrupules, l'histoire, le savoir, le laisser-aller, etc. Sa force vitale en appelle à une autre signature, intempestive, à l'extrême limite de ce qui peut se dire. Son écriture fragmentaire, intraduisible, n'a aucun centre. Il peut dire "J'ai oublié mon parapluie", et il peut aussi produire des énoncés qui font sens dans un autre contexte. Les nazis ont instrumentalisé sa signature, ils ont transformé certains de ses aphorismes en mots d'ordre, alors que ces phrases sont aussi interprétables tout autrement, sur un mode anti-nazi et anti-totalitaire. Entre ces deux devenirs, on ne peut pas trancher. Le devenir politique de Nietzsche reste excessivement ouvert.
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-------------- Propositions -------------- -Nietzsche est le premier philosophe qui intervienne comme être humain singulier dans la philosophie : avec son nom et prénom, il sort du Tout de la philosophie -En Oedipe se meurt la voix qui s'entend parler, "ma voix", dont le dernier mot désigne l'écriture de la mort du moi-même -Dans la différance entre le "je" auto-bio-graphique, le "je" allo-thanato-graphique et le "je" otobiographique de certains noms, peuvent surgir de nouvelles institutions du "oui" -Nietzsche a mis en jeu son nom - ou mis en scène sa signature - pour faire de tout ce qu'il a écrit de la vie ou de la mort un immense paraphe biographique -L'otobiographie, c'est que c'est seulement quand, avec retard, l'oreille de l'autre entend "ma" signature (hétérobiographie), que le contrat autobiographique a lieu -Chaque fois qu'un vivant déclare "moi", "je", "je vis", il signe avec lui-même un contrat secret, inouï, il s'ouvre un crédit, une alliance cryptée qui ne peut être honorée que par l'autre -Le récit autobiographique de "ma vie" ne tient en place que par le retour de l'alliance, le "oui, oui" donné au don de la vie en un lieu qui n'a pas lieu, sur une bordure disparaissante -Le "retour éternel" de Nietzsche, c'est qu'il appelle à transgresser d'un pas l'alliance du "Je suis mort" (déjà mort - le père) et du "Je vis" (la Vivante, la survivante - la mère) -Avant "la vie / la mort", il y a "la vie / le mort", où la Vivante qui précède le mort s'allie avec lui et vient en plus, en retard, au-delà -Ce qui arrive peut-être, avec Nietzsche et la transmutation d'aujourd'hui, c'est le peut-être même, l'expérience inouïe, toute nouvelle, du peut-être -Il faut aller au-delà du lien ombilical qui, dans l'enseignement académique, se noue entre la bouche (vivante) du père (mort) et l'oreille de l'entendeur (l'étudiant) -Dans la "communauté" des amis, l'ami est tout autre : c'est un ami de la solitude - sans lien ni reconnaissance, ni réciprocité, ni égalité, ni proximité, ni ressemblance, ni parenté -Avec la formulation "Ennemis, il n'y a point d'ennemi!" (Nietzsche) qui répond à "O mes amis, il n'y a nul amy" (Montaigne), c'est une révolution du politique qui a lieu -En Oedipe aveugle, solitaire, se met en marche le pas au-delà inouï du tout dernier homme qui ne s'adresse plus à personne et ne peut même plus se garder comme dernier -Sauver le génie, métaphore vivante de la mère, de la vie ou de la vie plus que la vie, contre la domination de la culture moyenne, telle est la métaphore en général -Après le moment inaugural de l'idée "Moi, Platon, je suis la vérité" vient le devenir-femme de l'idée - qui la rend insaisissable, écarte la vérité, la met à distance -Il n'y a ni essence, ni vérité de la femme : elle écarte et s'écarte d'elle-même, elle engloutit toute identité, toute propriété, dans un écart abyssal -La femme est la vérité, mais en tant que femme elle n'y croit pas, elle ne se laisse pas prendre aux fétiches de la féminité -Pour la femme, la castration n'a pas lieu; elle ne croit pas en sa vérité mais elle en joue pour séduire, ouvrir le désir -Nietzsche range parmi les artistes, qui sont toujours des experts en simulation, les Juifs et les femmes -La femme est l'écriture : elle (s')écrit, et le style (l'éperon qui ouvre un chemin - pointe, stylet) lui revient -Quand la femme se donne, son "coup de don" est à la fois dé-limitation du propre qui l'inscrit dans l'échange et simulacre, un "se donner pour" qui la fait prendre pour femme -En questionnant la femme, l'écriture, au-delà de tout contenu, thèse ou sens, le style éperonnant de Nietzsche traverse le voile, le déchire et défait l'opposition voilé/dévoilé -Nietzsche tient trois discours sur la femme : il la condamne (phallogocentrisme), la redoute (comme puissance de vérité), l'aime (comme puissance affirmative) -Le style, la femme, la différence sexuelle et même le simulacre ne peuvent advenir que s'il y a plus d'un "je", plus d'un secret, plus d'un indéchiffrable, plus d'un retrait -Le christianisme est un castratisme - où la femme se châtre elle-même -Ce que Nietzsche aura voulu dire, c'est la limite puissante, différentielle, de la volonté de dire : "J'ai oublié mon parapluie" -Le dégoût de Nietzsche va d'abord à la signature démocratique à laquelle il oppose une autre signature intempestive, à venir, seulement promise -Nous ne savons pas encore penser le nazisme, car la machine à produire les énoncés nazis peut aussi produire des énoncés anti-nazis -Derrida emprunte son concept de "trace" à Lévinas, Heidegger, Nietzsche, Freud |
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: Guilgal |
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