Un tremblement de terre inspire sa première prière à Robinson Crusoé. Devant la menace d'être enterré vif (p123), il profère une prière d'avant la prière, encore irreligieuse, un appel de détresse, un cri presque automatique, irrépressible, machinal, depuis le fond de la panique ou de la terreur absolue. Dieu est cet autre qui sauverait la vie de l'enfant Robinson. Cette première prière authentique, vraie prière, est liée à sa détresse (p126). Il se confesse, regrette la perversité de sa vie passée. Il prépare pour la première fois de sa vie (p128) le pardon, la rédemption, le salut (p127), mais d'abord sans faire appel à la bible.

La prière est à la fois affirmation machinique, souveraine, et abandon de cette souveraineté. Dans le temps où il inaugure sa souveraineté sur l'île, Robinson Crusoé prie pour la première fois de sa vie. Avant la prière, il a vécu le tremblement de terre, la peur d'être enterré vivant, il a inventé la roue (p129). Cette invention absolue est pour lui un exploit politique majeur, majestueux, grand, souverain. C'est un acte de souveraineté.

La confession, la repentance, la prière, sont le corrélat de l'invention de la roue. L'auto-immunité est aussi quelque chose de machinique. Obéissance aveugle, irrationnelle, au principe de destruction de sa propre subjectivité, de sa propre ipséité.

Tout le livre Robinson Crusoé peut se lire comme un livre d'apprentissage de la prière. Robinson apprend à prier au moment même où il invente la roue comme dispositif auto-affectif. La roue tourne toute seule. C'est la problématique de l'automate. En même temps qu'il réinvente la souveraineté, Robinson réinvente la roue et une machine à fabriquer des dieux. Il médite sur ses péchés et découvre la vraie religion (p124).

Robinson Crusoé et le dispositif machinique qu'il a inventé, dans le film de Bunuel (1954).

En 2002, dans son séminaire, peu avant de mettre en parallèle l'invention de la roue mécanique par Robinson Crusoé et son première recours à la prière, Derrida cite (p128) le passage des Rois où le prophète Elie entend la voix de fin silence (I Rois 19:12). Il avait déjà fait appel à ce passage de l'Ancien Testament dans son Adieu à Emmanuel Levinas, en 1996. Le point commun entre les deux histoires est que Robinson Crusoé, comme Elie, est menacé par un tremblement de terre. Solitaire dans son île comme Elie dans sa grotte, il pourrait perdre la vie soudainement, sans rituel (mourir vivant). L'irruption du Nouveau Testament dans la vie de Robinson et l'exigence éthico-politique dans la vie du prophète Elie répondent au retrait de Dieu. Robinson devient souverain sur l'île, il commence à aiguiser ses instruments, tandis qu'Elie prend la décision de sacrer le roi Jéhu et oindre le prophète Elisée. En même temps la prière rituelle devient répétitive, associée à une institution.