Pour l'acquérir, cliquez sur le livre
|
Ce film tourné en anglais traduit un original allemand qui n'existe pas en tant que film, mais s'impose à nous, et exige encore d'être traduit, près d'un siècle après les événements qu'il décrit : l'incendie du Reichstag le 27 février 1933, la Nuit des Longs Couteaux le 29 juin 1934. On y trouve plusieurs des thèmes que Derrida pointe chez Heidegger et Karl Schmit : violence (Gewalt), le jeu de l'ennemi dans la politique du pouvoir, la souche familiale (Geschlecht), la vengeance, la mort de l'autre. Au moment où Heidegger prononce son discours de rectorat (21 avril 1933), la politique nazie, les conflits familiaux et les justifications académiques sont indissociables. Jacques Derrida n'a jamais commenté ce film qu'il ne pouvait pas ne pas connaître, il a préféré commenter Heidegger - ce qui pourrait, finalement, revenir au même. Il faut donc le faire à sa place, avec les transformations qui s'ensuivent. Pas plus qu'Heidegger, Derrida n'est absent du film. Lui aussi joue le jeu dangereux de l'identification paradoxale. Mi Gunther (l'intellectuel qui se voudrait extérieur au drame), mi Friedrich (l'acteur qui plonge dans le bain en prenant tous les risques), il s'engage pendant des décennies dans la lecture des textes du maître de Fribourg tout en gardant, en même temps, un humanisme de bon aloi. Il revient sans cesse, en français, à une langue qui n'est pas la sienne et qu'il ne connaissait qu'à travers les livres (l'allemand). Cette chimère, cet animal humain, mi-homme mi-bête, ne peut dénoncer qu'en se plongeant, lui aussi, tout entier dans la boue.
Le film de Visconti a été tourné peu après la sortie du film de Pasolini sur Oedipe-Roi (1967). En violant sa mère, en la forçant à se marier grimée en Jocaste puis à s'empoisonner, Martin se débarrasse définitivement de la Vivante - cette femme qui, franchissant les générations, aurait pu ajouter la vie à la vie. Avant de conduire sa mère à la mort, il la viole. Il doit affirmer sa supériorité, sa maîtrise, sa souveraineté, pour incarner la domination nazie - une incarnation ridicule, dépourvue de crédibilité. Il lui faut nier les tensions contradictoires qui jouent en lui, pervers amoureux des petites filles, pour se donner des airs de souverain.
Entre le Geschlecht familial (les Von Essenbeck) et celui de la nation allemande, la résonance est inévitable. C'est la même perversion, la même violence. L'agent nazi n'est pas un étranger, c'est un cousin. Il n'a pas à inoculer les virus, ils sont déjà là à travers les conflits familiaux, attendant leur traduction politique.
Le couple Sophie - Friedrich est doublement hybride. Friedrich Bruckman est lucide face au nazisme et extérieur à la famille, Sophie partage les idéaux du nazisme, mais a l'audace de défendre ses propres intérêts. Le premier est forcé de tuer deux fois (Joaquim et Konstantin), et la seconde envoie sa cousine Elisabeth à la mort. Ces crimes obligés s'ajoutent à l'hétérogénéité fondamentale de leur couple. Tous deux sont mal à l'aise depuis le départ, ils se savent illégitimes et empoisonneurs, pour la famille comme pour le régime. Leur fausse identité se transformera en faux mariage, puis en faux suicide par poison. Ils jurent d'être de purs aryens, mais leur dernier serment, selon lequel ils ne sont porteurs d'aucune maladie dégénérative, est aussi un faux serment.
|
La famille Von Essenbeck, fêtant l'anniversaire du baron Joachim.
(Sur Claudine Eizykman - v. son commentaire des Damnés).
Au centre du film se trouve la très longue séquence qui précède le massacre des SA par l'armée allemande - dite "nuit des longs couteaux". C'est la fête des mâles exhibant leurs beaux corps, chantant, se saoulant et violant les serveuses. On peut se demander pourquoi Visconti insiste si longtemps sur cette scène. Après avoir montré la violence du Geschlecht, il faut qu'il montre la cruauté de la Gewalt comme telle, insistant sur sa beauté. |
Résumé du Ciné-club de Caen (5 mars 2020) (voir ici), avec quelques modifications.
Le 27 février 1933, au château de Kleisbourg dans une grande ville de la Ruhr, toute la puissante famille Von Essenbeck est réunie pour fêter l'anniversaire du vieux chef de la famille, le Baron Joachim, magnat des aciéries Essenbeck. Son fils ainé, le baron Konstantin prend son bain alors que son petit-fils, Günther, joue du violoncelle. Elisabeth, la nièce de Joachim est mariée avec Herbert Thallman, un libéral anti-nazi. Celui-ci reproche à Joaquim sa position politique trop équilibriste : "un sourire pour les libéraux, une courbette devant les nazis, une faveur pour lui, une faveur pour Konstantin". Dans sa chambre Konstantin accroche fièrement la croix gammée à son costume
Revenant d'Oberhausen en voiture, Aschenbach, membre des S.S. de Himmler, encourage Friedrich Bruckman, le directeur des aciéries à demander la main de Sophie, sa maîtresse. Sophie est veuve d'un autre fils du Baron, as de l'aviation mort en héros. Il deviendrait ainsi le vrai chef de la famille au détriment de Herbert, trop hostile aux nazis et de Konstantin, membre des SA proche de Röhm.
Erika et Thilde, 8 et 11 ans, les filles d'Elisabeth et Herbert, ont fini leurs compliments à leur grand-père et c'est Günther qui joue du violoncelle quand arrivent Aschenbach et Bruckmann. Le premier demande à mots couverts au second d'assassiner Joachim : "La morale traditionnelle est désuéte. Nous sommes une élite à qui tout est désormais permis" dit-il, citant Hitler. Alors que Martin, le fils de Sophi,e interprète pour le plus grand déplaisir de son grand père, un numéro de cabaret où il est travesti en Marlene, Konstantin annonce l'incendie du Reichstag : un hollandais communiste a été arrêté.
Au cours du repas, Herbert affirme qu'il s'agit d'un complot manipulé pour que les nazis prennent le pouvoir et exécutent leurs opposants. Joaquim prend alors la parole, et déclare solennellement vouloir maintenir l'unité et le prestige de sa maison. Il a besoin pour le seconder de quelqu'un qui soit proche du régime. Herbert comprend qu'il a perdu son poste et que Konstantin va prendre sa place. Il parle franchement et quitte la table.
Après le repas, Bruckmann confie à Sophie : "De grandes choses se passeront cette nuit et les neutres seront les perdants". "Ose ! va jusqu'au bout l'encourage Sophie". Konstantin exige lui que son fils, Günther, arrête ses études et le violoncelle et dirige l'usine avec lui; il menace de brûler les livres des collèges. Günther va demander conseil à Herbert son oncle préféré. Martin profite d'un jeu de cache-cache pour toucher la toute jeune Thilde sous la table. Aschenbach annonce à Bruckmann et Sophie l'arrestation de Herbert pour le matin suivant et son emprisonnement dans la foulée : "Avant que s'éteigne le feu du reichstag, les tenants de la vieille Allemagne seront réduits en cendres". Il reconnait toutefois qu'un semblant de légalité peut être utile.
Herbert s'apprête à émigrer dès le lendemain, le temps de ranger son bureau à l'usine. "C'est de notre faute à tous. Inutile de récriminer quand il est trop tard. Nous avons doté le pays d'une démocratie malade, par peur des communistes et d'une poussée prolétarienne. Le nazisme, c'est notre œuvre : né dans nos usines, nourri par notre argent". Joachim, au milieu de la nuit, est réveillé par un cri.
Au petit matin, les nazis viennent arrêter Herbert Thallman. Sous prétexte de l'aider à fuir, Bruckmann lui prend son arme. Il la donne aux nazis. Ceux-ci constatent l'assassinat de Joachim, dont Thallman se trouve alors immédiatement accusé. Héritier des actions de son père et de son grand-père, Martin, le fils de Sophie, qui l'a manœuvré, donne les pleins pouvoirs à Bruckmann. Il prétexte les problèmes techniques prioritaires pour le nommer président du conseil d'administration et directeur. Il ne laisse à Konstantin, dépité, que la vice-présidence mais celui-ci se dit non dupe de l'assassinat par Bruckmann et menace de ne pas se laisser faire.
L'enterrement de Joachim avec les notables et les ouvriers défilant chacun de leur coté. Visite de l'usine où va être fabriqué le nouveau fusil mitrailleur. Martin est impatient de partir. Aschenbach règle en défaveur de Konstantin, la dissension entre les armes à livrer, à l'armée ou aux SA, chargés d'assurer la sécurité intérieure. Aschenbach demande à Bruckmann de l'argent pour que les futures élections soient gagnées afin qu'il n'y en ait plus d'autres. Bruckmann prétexte que les comptes ne peuvent être truqués à cause de Konstantin. Aschenbach, citant Hegel et la petite fleur qui obstrue le chemin de l'histoire, parle alors de se débarrasser de Konstantin et de ses S.A.
Martin se rend rue Emmer dans les quartiers populaires où il a une garçonnière et repère une petite fille, Lisa.
10 mai 1933, les livres collectés par l'université pour l'autodafé vont de Gide, à Shaw, Zola, à Proust. Le recteur remet à Günther une lettre d'Herbert Thallman et ne veut rien entendre de médisant sur les nazis. Martin offre un cheval de bois à la petite Lisa, ses caresses l'indisposent.
Elizabeth demande à Sophie de la laisser partir d'Allemagne; ce qu'elle finit par accepter. Martin séduit Lisa qui se laisse faire. Mais atteinte de fièvre, elle se suicide dans le grenier lorsque Martin revient la voir. Elizabeth est folle de joie sur le quai de la gare avec ses deux filles alors que Günther l'accompagne.
L'inspecteur a appelé Konstantin pour couvrir le suicide de Lisa qui avait prononcé le nom de Martin dans son délire. Sa compagne, Olga, est assassinée. Bruckmann comprend que Martin est sous influence lorsqu'il reçoit une convocation pour un CA extraordinaire.
Konstantin s'assoit dans le fauteuil de président. Il fait livrer toutes les armes aux SA de Stuttgart. Sophie retrouve Martin enfermé dans une pièce du château mais il refuse de parler. Elle demande de l'aide à Aschenbach : "chaque allemand d'aujourd'hui peut devenir un informateur. La complicité est devenue la règle. C'est là le miracle du IIIe Reich", puis, "Les SA ont servi à conquérir l'Allemagne. Pour conquérir le monde, il faut l'armée. Et l'armée ne veut pas des SA". Sophie veut le nom et le titre d'Essenbeck pour Friedrich. En contrepartie, Aschenbach exige que Friedrich participe à l'élimination de Konstantin. Friedrick Bruckmann se sent pris au piège de l'engrenage devant assassiner Konstantin après Joachim.
L'hôtel Hanselbauer à Bad Wiessee le matin du 30 juin 1934. Au cours de la "Nuit des longs couteaux", les SS surprennent les S.A. en pleine orgie, et les massacrent tous, Bruckmann s'occupant personnellement de Konstantin sous le regard d'Aschenbach.
Aschenbach trouve cependant Bruckmann trop mou et excite contre lui la jalousie de Martin. Il lui dit par ailleurs qu'Olga était juive et s'est pendue. Celui qui sait ce que nous avons fait pour lui est notre ami. Mais celui qui veut tout posséder pour lui, y compris le droit d'agir et de penser à sa guise, n'est plus notre ami. Le décret a été signé mais Martin hait maintenant sa mère qui l'a écarté de tout et souhaite son humiliation. Bruckmann, au cours d'un repas de famille, se plaint d'être en proie aux enquêtes de la Gestapo sur ses collaborateurs et aux contrôles incessants. A la surprise de tous, Herbert Thallman vient se livrer pour sauver ses deux filles internées dans un camp de concentration, où est morte Elisabeth. Elle pris le train pour Salzbourg le 18 juin mais, elle et ses filles, arrivèrent à Dachau. Thallman sait que Sophie les a dénoncées après sa fuite. Martin révèle aussi à Günther que Bruckmann a tué son père. Günther rejoint le parti nazi, convaincu par les propos d'Aschenbach qui décèle la puissance de la haine en lui.
Thilde et Erika sont de retour. Martin se drogue, déclare sa haine envers sa mère à laquelle il reproche de ne jamais l'avoir aimé et lui fait l'amour (il la viole, il commet l'inceste avec elle).
Sophie, désormais malade et droguée par le médecin nazi, découvre une boucle de ses cheveux dans le cahier de son fils. Friedrich la supplie en vain de l'aider à briser son fils alors que leur maison est mise sous surveillance par les nazis. Martin, devenu le chef incontesté de sa famille, organise avec ses amis nazis le pseudo-mariage de sa mère avec Bruckmann, et, à l'issue d'une cérémonie caricaturale, les force à se suicider.
|
|
|