C'est Micha Brumlik, qui a été directeur du Fritz Bauer Institut pour les études et la documentation de l'Holocauste (Francfort), qui lui pose la question : "S'il est irresponsable de défendre un concept classique de responsabilité individuelle, à quel raisonnable concept de responsabilité peut-on penser aujourd'hui ?" Derrida répond que s'il pouvait définir un concept de responsabilité en une phrase, il le ferait. Mais Répondre de, c'est "une des questions les plus énigmatiques qui soient" [car il s'agit de répondre de soi en répondant de l'autre, ce qui, si l'autre est autre, est impossible]. Il ne s'agit pas pour lui de définir la responsabilité à partir d'un concept philosophique comme celui de Kant ou des droits de l'homme, ou à partir d'une spéculation, il s'agit d'interroger l'histoire de la responsabilité dans cette culture où nous sommes, celle de l'Occident avec sa morale, sa politique, ses nations et son système militaro-industriel, car le nazisme n'est pas né ailleurs, le discours nazi a utilisé cette axiomatique-là pour se justifier, se légitimer.

Le lieutenant-colonel Picquart devant ses juges dans le film de Roman Polanski, J'accuse (2019).

La responsabilité du sujet des droits de l'homme, avec sa bonne volonté, n'est pas suffisante pour interroger cet héritage inscrit dans l'histoire de la métaphysique. Si la pensée occidentale n'a pas suffi pour empêcher Auschwitz, c'est qu'il faut aller au-delà de ses catégories et de son discours juridique. La pathologie nazie, c'est celle de l'Occident, et c'est sur celle-là qu'il faut travailler, "dans la difficulté", et dans un engagement qui n'est pas purement théorique, mais qui doit se prolonger "lentement, longuement, indéfiniment, incessamment, - je veux dire constamment", écrit-il.