Unheimlich, walten ou Gewalt, il le dit lui-même, ce ne sont pas seulement des mots, ce sont des valeurs. "Je souligne cette valeur de Unheimlichkeit, dont j'essaie de montrer depuis des années qu'elle joue un rôle essentiel et aussi décisif, mais aussi peu remarqué par les lecteurs les plus avisés de Heidegger, que la valeur de walten" (p338) (cf ici). Pour des raisons différentes, les deux mots allemands sont difficiles à traduire. Ils sont associés au deinon grec (l'effrayant, le terrible), et sont pour Derrida le point de départ de l'analyse du logos comme pouvoir. Dans ses premiers textes, il déclare que ce dont il hérite de Heidegger, et de Heidegger seul, c'est la question de l'être (De la grammatologie, p37), telle qu'elle est posée dans les termes de la différence ontico-ontologique. Mais la différance est plus vieille, plus originaire que celle-ci. En-deça et au-delà de la différence ontico-ontologique, c'est le Walten de Heidegger qui s'impose. Il le redit dans l'avant-dernière séance de son dernier séminaire : "Associé au terrible, à la terreur, à l'Unheimlichkeit et au deinon", le Walten est "la source, l'origine, la condition, la force, la violence ou le pouvoir qui rendent possible, et donc capable, le pouvoir d'accéder à la différence ontico-ontologique" (p340).

Deconstruction sight (Dominic Angerame, 1990).

Le mot Walten surgit, dans le texte de Heidegger, quand se pose la question de la différence ontologique (p350). Comment est-elle ou devient-elle possible ? Qu'est-ce qui fait advenir le pouvoir du en tant que tel, celui de l'étant ? Qu'est-ce que cet événement où l'être advient ? Rien ne distingue l'être et l'étant, rien ne les sépare, et pourtant une altérité absolue survient à l'intérieur du même, une hétérogénéité qui les unit comme un trait d'union. Il faut pour cela un pouvoir, un surpouvoir que Derrida nommera avec ses mots à lui, dans sa langue à lui, à la séance suivante : "une souveraineté si souveraine qu'elle excède les déterminations" théologiques, politiques, onto-théologiques, de la souveraineté telle que nous pouvons la connaître.