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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
Derrida, la prière | Derrida, la prière | ||||||||||||||||
Sources (*) : | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | La pensée derridienne : ce qui s'en restitue | |||||||||||||||
Pierre Delain - "Les mots de Jacques Derrida", Ed : Guilgal, 2004-2017, Page créée le 19 août 2020 | Orlolivre : comment ne pas prier? | [Derrida, la prière] |
Orlolivre : comment ne pas prier? | Autres renvois : | |||||||||||||
Derrida, théologie négative |
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Derrida, l'adresse |
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Derrida, le talith |
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1. Adresse à l'autre. Dans toute adresse à l'autre, il y a une demande d'attention, d'écoute. Je te prie de me prendre en considération, de m'écouter, de m'entendre. C'est une prière implicite sans laquelle on ne peut pas entrer en rapport avec un autre, un Qui. Toute prière contient au moins cette sollicitation, cette pure demande qui ne transmet rien, ne fait rien savoir, ne constate ni ne désigne rien, ne saurait être ni vraie ni fausse. Toute énonciation, tout savoir, demande, témoignage et aussi toute invocation ou imploration religieuse présuppose, avec ou sans mots, un Je vous en prie qui porte l'espoir, la croyance ou la foi en une présence de l'autre à sa propre présence. La prière s'adresse à l'autre en tant qu'autre, à l'autre comme tel, en lui demandant de confirmer la promesse, déjà présupposée, de son acquiescement ou de sa présence. Son contenu ou sa forme (sollicitation, méditation, apostrophe, supplication, appel, demande d'amour ou d'amitié, etc.), qu'elle soit silencieuse ou non, importent peu. Aucune détermination n'est exigée pour s'adresser à l'altérité de l'autre. Alors que la prière religieuse qualifie un destinataire transcendantal, un Dieu qu'elle invoque et dont elle fait la louange, la commémoration, le pur mouvement de la prière n'attribue rien. Dépourvu de tout prédicat, il ne parle pas de, mais à.
2. L'autre absent, l'expérience du rien. Même si Je te prie de m'entendre s'adresse à un individu présent, un semblable, elle fait appel à ce qui, en lui, est absent ou inexprimé : sa bienveillance, sa disposition, son écoute, son vouloir. Il n'est pas obligé de répondre, pas plus qu'on est obligé de répondre à un coup de téléphone. Pour moi qui attend sa réponse, ses motivations restent dissimulées, secrètes. Une prière est indissociable de cette dimension de retrait ou d'absence. La "théologie négative" ne définit l'essence de Dieu que négativement, par des formulation dites apophatiques qui énoncent tout ce que Dieu n'est pas. En renonçant au savoir, à la connaissance, elle ouvre l'espace d'une énigme, d'une divinité qui n'a pas besoin d'être. La théologie commence ainsi, en définissant un lieu hétérogène qui peut recevoir le nom de Dieu. En parler, ce n'est pas tout à fait ne rien dire, c'est ouvrir la possibilité de s'adresser à lui. Quand on prie, quand on l'invoque, quand on l'apostrophe, on ne s'adresse pas à personne, on s'adresse à l'autre absent, à celui qui, par hypothèse, ne peut être qu'absent. Heidegger n'a écrit que sur un mode constatif, ou propositionnel. Il n'y a pas chez lui d'apostrophe, ni d'adresse à un "toi", ni de prière. Il n'y a pas de foi dans son "théorétisme", ni de grâce. S'il a écrit, s'il a produit son oeuvre, c'est justement parce que l'expérience du rien, de l'adresse à un autre absent, lui était interdite. Sans cette expérience de la prière, on ne peut pas demander la promesse d'une présence. Tout ce qu'on peut faire, c'est s'engager dans l'écriture, dans l'œuvre, dans la supplémentarité. Avec l'enseignement, la direction des disciples, l'initiation, on passe d'une adresse à l'autre, à plus d'un autre. Ne pouvant expérimenter l'autre absent, on ne peut qu'écrire, il faut écrire.
3. La prière, idiome de l'incalculable. Jacques Derrida déclare qu'il prie, il ne cesse de prier, à certains moments déterminés de la journée et aussi à tout moment, en n'importe quel lieu. Sa prière n'est pas collective, mais solitaire. Même si elle respecte un certain code, elle ne s'intègre dans aucune communauté ni religion déterminée. Que veut-il dire par là? Sa prière a plusieurs dimensions qui ne sont peut-être pas toutes présentes en même temps. Quand on lui demande ce que signifie prier pour quelqu'un qui se dit athée, il répond que c'est l'expérience du Qui. Le croyant / non-croyant s'interroge : "To whom am I praying ? Whom am I adressing ? Who is God ?". L'enjeu pour lui, c'est de méditer sur ces questions. Qui est celui qui prie ? Auprès de qui prie-t-il? A qui s'adresse-t-il ? Qui est le destinataire de sa prière? Il ne pose pas la question de Dieu en termes de Quoi, mais de Qui - tout en sachant que le Qui peut toujours se rétracter en un Quoi indicible, imprononçable. Qui est-il ? Qui a décidé de prier ? C'est l'une des questions. En priant, il a suspendu le savoir. "Quand je prie, je pense à la théologie négative, à l'innommable, à la possibilité que je sois totalement trompé [deceived] par ma croyance". Sa croyance n'est pas établie, solide. Elle peut être suspendue elle aussi. On commence à prier au nom d'un certain calcul, en espérant le bien d'autrui ou mon bien propre, mais dès lors qu'on prie, on accepte aussi l'incalculable. En renonçant à tout contrôle, même si on reste dans le monde, on accepte de prier dans le désert, sans espoir, ni attente, ni certitude. La prière derridienne est interrogative, mais pas au sens du logos : elle reste secrète, intérieure, intraduisible. Bien qu'elle s'énonce dans un idiome absolument privé, singulier, elle s'inscrit dans un héritage à la fois juif et marrane. En des lieux désertés par Dieu (la cathédrale, la mosquée, la synagogue), sans destination assurée, enveloppé au plus près du corps par le talith de son aïeul, il s'adresse à une figure féminine ni séparée ni transcendante, bien que son nom soit hérité de la tradition (schekina).
4. Instituer, codifier, répéter la prière. En 2002, peu avant de mettre en parallèle l'invention de la roue mécanique par Robinson Crusoé et son premier recours à la prière, Derrida cite le passage des Rois où le prophète Elie entend la voix de fin silence (I Rois 19:12). Il avait déjà fait appel à ce passage de l'Ancien Testament dans son Adieu à Emmanuel Levinas, en 1996. Le point commun entre les deux histoires est que Robinson Crusoé, comme Elie, est menacé par un tremblement de terre. Solitaire dans son île comme Elie dans sa grotte, il pourrait perdre la vie soudainement, sans rituel (mourir vivant). L'irruption du Nouveau Testament dans la vie de Robinson et l'exigence éthico-politique dans la vie du prophète Elie répondent au retrait de Dieu. Robinson devient souverain sur l'île, il commence à aiguiser ses instruments, tandis qu'Elie prend la décision de sacrer le roi Jéhu et oindre le prophète Elisée. C'est le moment où la prière singulière, unique, devient un enjeu pour le groupe, le vivre ensemble. Elle se socialise. La Cène est le moment où Jésus, qui sait qu'il va mourir, s'adresse à ses disciples. Il les prie de manger son corps, de boire son sang. Faites ceci en mémoire de moi, dit-il. L'Eucharistie institutionnalise cette demande. Le fidèle obéit en proférant à son tour un prière religieuse, ritualisée, standardisée, codifiée. En la répètant mécaniquement, il se protège et il se sacrifie (auto-immunité). C'est un cri, un appel, une demande incontrôlable de protection contre le mal. Au moment de plus grande vulnérabilité, il faut réaffirmer sa maîtrise en proférant un texte légitimé par une église ou un pouvoir, écrit à l'avance, bien connu, appris par cœur. Si le monde peut être détruit, disparaître, il faut un acte souverain, inconditionnel, circulaire, pulsionnel, machinique, pour restaurer sa maîtrise, sa toute-puissance.
5. Une autre bénédiction. Une prière sollicite le bien pour les proches. Il y a dans cette sollicitation un calcul d'un type particulier : c'est un calcul sans calcul. Il faut à la fois exprimer une demande, requérir, entrer dans une économie, et renoncer à toute certitude sur les modalités et le résultat. En-dehors de toute preuve ou garantie, une prière se retire hors de la raison, cumule les risques, expose à l'incalculable. Elle ne s'adresse pas au Dieu des philosophes, mais à celui d'Isaac, d'Abraham et de Jacob, un Dieu soustrait à l'onto-théologie, auquel il n'est pas impossible de s'adresser, un Dieu qu'on peut apostropher par prières ou sacrifice. Comme tout acte de foi, la prière risque l'échec. Le bien promis peut être détourné - si la bénédiction espérée n'aboutit pas, il n'est pas exclu qu'elle se transforme en malédiction. On sait à l'avance que c'est un risque à prendre (peut-être même est-ce la seule chose qu'on sache). Prendre ce risque, c'est ouvrir une chance de bénédiction. La prière est comme un poème : elle ne s'adresse à personne, mais elle s'ouvre à l'événement que pourrait être une réponse, une alliance. |
-------------- Propositions -------------- -On ne peut prier sans s'adresser à quelqu'un (un "Qui"), et on ne peut pas s'adresser à quelqu'un sans quelque prière implicite -La prière ne montre pas, ne fait rien savoir, ne saurait être ni vraie ni fausse -La pure prière s'adresse à l'autre comme autre en ne lui demandant rien d'autre que de donner la promesse de sa présence - sans avoir à le déterminer ou le qualifier -L'amitié n'est jamais une donnée présente; son discours d'attente, de promesse, d'engagement, de prière, porte en ce lieu où une responsabilité ouvre à l'avenir -Il faut bien, au commencement, quelque coup de téléphone : "Allô, j'écoute, je suis là, présent, prêt à parler et à répondre" - comme dans le "Shema Israel" -Comme la bénédiction, la prière se tient au-delà du vrai et du faux; elle appartient au régime originaire de la foi testimoniale -Il n'y a pas de "premier" oui, le oui est déjà une réponse, un appel qui ne peut s'entendre lui-même que depuis la promesse d'une réponse -La théologie négative ne peut échapper à la rhétorique du renoncement au savoir que par la prière, l'apostrophe, l'adresse à l'autre, à un "toi" -La prière appelle une protection contre le mal ultime (mourir vivant, hors monde), au risque qu'une pulsion machinique, auto-immunitaire, vienne détruire cette protection -A travers des machines qui le représentent dans sa présence vivante, on peut s'adresser à l'autre, lui parler, lui répondre - et même prier Dieu -Il y a dans toute prière un appel à la résurrection : "Ceci est mon corps qui est donné pour vous. faites ceci en mémoire de moi" (Luc 22:19) -Dans sa duplicité, son ellipse originaire, la religion exige et exclut le sacrifice et la prière -Si la prière pouvait être une expérience purement pure du rapport au rien, au néant, il n'y aurait pas d'écriture; mais faute de cette expérience, "il faut écrire" -Dans une prière se mêlent un rituel codifié, énoncé dans le langage commun, et une adresse absolument singulière, secrète, idiomatique et intraduisible, à un "Qui" indéterminé -La prière suppose une suspension (epokhè) de la certitude, du savoir, de l'économie, du calcul - au nom de la croyance -Ce qui arrive avec la prière quand, dans le désert, elle intègre l'incalculable dans le calcul, est de l'ordre de la bénédiction -Si l'on veut soustraire Dieu à l'onto-théologie, voire excéder sa souveraineté, il faut réapprendre à lui adresser prières et sacrifices -Qui prie ou demande pardon s'adresse à un Qui - un autre, un Dieu -, mais celui-ci s'efface et se rétracte en un Quoi indicible, imprononçable, comme le nom de Dieu -Le talith enveloppe un seul corps, unique, pour la prière, la bénédiction et aussi pour la mort -A travers la figure du dieu juif (lui en moi), ma prière s'adresse à une présence divine ou chekhina (elle en moi) qui emplit l'espace dans lequel mon athéisme peut se déplacer -Le Shema Israel est l'acte de parole, chaque fois unique, qui suspend l'alliance à un événement incalculable |
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Création
: Guilgal |
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Idixa
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