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TABLE des MATIERES : |
NIVEAUX DE SENS : | ||||||||||||||||
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La voix charrie l'affect | La voix charrie l'affect | ||||||||||||||||
Sources (*) : | La Chose se dérobe | La Chose se dérobe | |||||||||||||||
Jeannine Perpia - "L'amour de la chair", Ed : Galgal, 2007, Page créée le 8 juillet 1995 | La chair, la voix | La voix est la chair de la Chose |
La chair, la voix | ||||||||||||||
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Cest sa voix disons-nous pour qualifier ce qui, à un moment donné, parvient à notre oreille. Lobjet-voix est dabord cela : une présence concrète, pratique, instantanée, une présence perçue dans son évidence parce quelle vient dautrui. Cette voix-là, la voix quotidienne que nous entendons intuitivement, conditionne tout le reste, et sa double caractéristique, dêtre dune part immédiate, dépourvue de recul, et dêtre dautre part issue dun autre que moi situé à une certaine distance, étranger et inaccessible, ce dédoublement contradictoire est inhérent à la chair de la voix. Ainsi en est-il de la Woman de Willem de Kooning (1949). Aucun échange nest possible avec ce corps qui nous échappe par sa forme, par son être excessif, par la violence de ses organes et aussi, inéluctablement, par son regard en fuite au-dessus du miroir. Mais de la bouche de ce corps inaccessible sécoule quelque chose, un flux liquide qui ne mest pas destiné et qui pourtant me touche. Ce flux qui absorbe mon regard ne dit rien, ne signifie rien et pourtant jen éprouve la chose, je lentends. Que cette composante intime de ma perception soit soumise à la dépendance dautrui lui donne une dimension de risque, de fragilité, de charme et dindocilité qui mapporte un plaisir tout particulier, le plaisir dentendre la voix, un plaisir qui ne se compare à aucun autre. Inversement, jattribue à lorigine de cette perception, à ce point de départ supposé de la voix, une terrible puissance de séduction qui meffraie et me réjouit jusquau fond de mon ventre. Quand la voix nest pas échangée, elle pourrit. Cest une de ses dimensions les plus tragiques. Si je la garde en moi, elle laisse un dépôt dans ma mémoire, un dépôt qui est, comme la chair, corruptible. Cette corruption est la face vocale de loubli. Si joublie un mot, je ne fais pas que laisser de côté un signifiant ou une représentation. Je produis un reste de corps, et ce reste de corps, même emmagasiné dans mon cerveau, se décompose. Il faut beaucoup daudace pour montrer la chair de la voix. Cest ce que fait Cindy Sherman dans sa photographie en couleurs dite Bloody Mouth (1985) où le sujet étendu sur le ventre (sans doute après une chute) ne peut plus extraire de sa bouche sa propre voix. Celle-ci, au lieu de seffacer sans délai comme le lui prescrit son destin normal, séjourne dans sa cavité de naissance. Un tel séjour est morbide, mais le regard du sujet témoigne de la fécondité de la maladie. Le fait davoir réussi à conserver dans sa bouche un déchet de voix, même sous forme de chair, ouvre à une inimaginable altérité. La voix est tangible. Cest un objet qui présuppose une adhésion, volontaire ou involontaire. Dans le temps même où il nous parvient, on y adhère en tant que chair, on sy colle, on ne peut éviter dêtre touché par son affect : émotion, crainte, fascination ou dégoût. Cette adhérence est nécessaire, ce qui ne lempêche pas dêtre refoulée jusquà los. Tu dois te détacher de la chair de la voix, dabord pour entendre et ensuite pour parler; mais tu ne ten détacheras jamais complètement. La chair de la voix est indétachable. Un crâne humain dit Ejagham (Cross River, frontière Nigéria-Cameroun) tente avec désespoir de détacher la voix de sa bouche, mais il ny arrive pas. Il ny peut rien, il échouera à jamais. Aussi longtemps que lobjet en cuir dantilope subsistera, sa bouche restera perpétuellement ouverte. Il poussera de toute son énergie, il tentera par tous les moyens de sa volonté de séparer la substance de la voix; on lencouragera, on le plaindra, on lui transmettra les fruits de notre solidarité, on souffrira avec lui, mais malgré nos efforts conjoints sa voix restera collée, concrète, herbue, soudée à sa langue; elle refusera obstinément de se muer en limmatérialité du souffle. En son propre sein, la voix creuse un écart qui est la condition de sa transmission. Cet écart est une vibration à la fois physique, linguistique et temporelle; il induit lattente et lécoute. La voix comble dair cet écart, ce qui lui donne une apparence de fluidité. Mais cela ne restreint ni son épaisseur ni sa solidité. Elle est un gel. Comme la respiration, elle est difficile à couper sans dégâts. Comme elle agglutine en son sein tous les facteurs de la vie humaine, le danger est que, leurrés par son caractère charnel, ils ny adhèrent de trop près. Alors son être, qui repose sur la distinction la plus élémentaire (qui est celles des phonèmes : aa - ee - ii - oo - uu), pourrait être menacé par une croyance naïve en sa cohérence. Or celle-ci nest que lillusion donnée par la synthèse de ses flux dans notre appareil auditif et mental, guère plus quune image, guère plus quun reflet sur une surface idéalement adaptée à sa réception. Ce mot-là, chair, nest pas innocent. Sil y a chair, il y a interdit. Tout un versant de la voix est usuellement interdit : celui auquel on reste collé. Pour acquérir la dimension humaine de la parole (cest-à-dire accéder à la signification, au signifiant), tu dois apprendre à ten détacher, tu dois renoncer au plaisir de la sentir pourrir en toi. Alors, le mot perd sa chair vocale et devient phrase. Mais cela, tu ne le fais jamais complètement, ou plutôt, tu dois toujours le refaire, et ce coup sec, ce coup de guillotine, te tranche quelque chose. Le personnage représenté par Victor Brauner dans une gouache et aquarelle sur papier de 1942 (cest un Sans Titre, comme le sont curieusement un très grand nombre dimages de voix) porte linterdit vocal marqué sur le visage. Un trait rouge le barre sous lequel des cavités sont tristement encloses. Fait dun fragile ajustement de lignes, le personnage semble douter de sa propre dimension subjective. La lèvre unique qui barre sa voix lui pose une question désespérée qui se lit sur son regard. Lensemble forme un système dont la voix est un élément refoulé, transi, effacé par linterdit signifiant. Quelque chose dirrattrapable échappe au processus. Il ségare mais, loin dêtre épuisé, il court toujours. Le cadavre bouge encore! Le déchet nest pas recyclable, il subsiste et se perd peu à peu dans lévanouissement dun rythme. Quoique positive, vibrante et chaleureuse, la perte est définitive, et cest cela, ce passage incertain suivi dune déperdition, qui prouve que notre interlocuteur est bien présent, physiquement, que sa réalité est indubitable. Et la chair quitte les os! dit la parole ésotérique, désignant le moment où lon refoule cette dimension charnelle pour privilégier léchange rituel du discours. Mais ce nest quun souhait car, tant quil y a de la vie, la chair adhère à los. Le monde humain na pas dautre substance que cette adhésion. Sans ce collage, lunivers serait ce quil est, mais le monde nexisterait pas. A sa façon charnelle, la voix est médiatrice. Quest-ce quune médiation charnelle? Cest un rapport entre des termes par lequel, en même temps, ils se touchent et se corrompent. Ces termes sont des corps, des mots, des personnes ou des idées. Tous sont touchés. Ils passent par un temps dincomplétude, un temps dattente, découte et dincorporation, et ne retrouvent leur unité quaprès la disparition de lobjet vocal venu dailleurs, de lélément allogène. Mais ce passage les a transformés. Jappelle cette transformation corruption, bien quelle soit aussi fréquemment positive que négative, parce que lancienne situation du sujet, du sujet en attente de voix, nexiste plus, et parce que la voix elle-même, telle quentendue, nexiste plus. Il sagit donc bien dune décomposition. A la voix comme objet matériel sest ajouté un véritable échange, une transmission de pensée dont leffet a été disrupteur. Il sagit dun échange qui transgresse les règles de la communication (car ces règles sont fondées sur la dénégation de la voix). Le message issu de lémetteur na quune existence éphémère et relative. Il sefface dans les entrailles du récepteur. Pour devenir pensée, il sautodétruit. La bouche et loreille, qui sont les organes démission et de réception, ne sen servent pas avec indifférence. Elles labsorbent ou lexpulsent comme des plaies suppurentes, grâce à quoi le désir y passe; or le désir est inhérent à la voix comme la voix est inhérente au désir. Dans la mort de Sardanapale, célèbre tableau romantique de Delacroix (1827), le peintre exprime un désir dégorgement. Le poignard jeté verticalement dans le larynx dune esclave témoigne de ce désir, mais limmense bûcher des chairs en témoigne aussi, comme si tous ces êtres issus de linvention dun auteur omnipotent et dont pas un seul ne hurle sa douleur, comme si tous ces êtres étaient frappés dun meurtre vocal et simultané. Ce nest pas la voix de lesclave qui est assassinée (car, comme esclave, elle nen a jamais eu), cest la voix de son prince et maître Sardanapale, aussi muet que voyeur, qui a renoncé pour toujours à toute expression. Dès lorigine du tableau, il ne pouvait y avoir ni échange ni communication, mais seulement, littéralement, corruption, décomposition charnelle, car, dès lorigine, la voix avait perdu la vie et sétait abîmée dans les chairs de limage. Selon la légende, léchelle de Jacob, qui relie la terre et les cieux, se trouve simultanément en haut et en bas. Les anges, qui sont des êtres simples, en restent perplexes, ce qui ne les empêche pas de lemprunter, car, comme la voix, ils nont pas dexistence en-dehors de la fonction quil remplissent à lheure présente. Ni visibles ni invisibles, ni descriptibles ni localisables, messagers en même temps que messages, les anges personnifient lambiguité. Dépourvus dautonomie spirituelle et de liberté, ils disparaissent dans laccomplissement de leur mission. Nétant rien ni personne, soumis, comme la voix, aux lois aveugles de la linguistique, ils nont dautre réalité que leffet quils produisent. Sils doivent être beaux, cest pour donner lillusion de posséder leur propre chair afin de pouvoir transmettre cette autre chair invisible, indescriptible et illocalisable : celle de la voix. Quand Fra Angelico représente lAnge Gabriel (v. 1430?), il donne à son visage, à ses mains, à ses habits une beauté émouvante, il lenvironne dune infinité de dorures (le fond byzantin, la décoration complexe de sa robe, son auréole stylisée, ses ailes qui alignent plusieurs rangées de plumes splendides), il choisit des couleurs vives (rose vif, orange, vermillon) ... Peut-on croire que cette luxuriance concerne lange? Probablement pas. Mais alors quoi? Est-elle un signe de lAnnonciation? Est-elle lavenir christique de lhumanité? Est-elle la munificence de dieu? Tout cela sans doute, dans lesprit du moine. Mais surtout, elle est la chair magnifique de la voix. Selon un adage talmudique, lhomme est au monde ce que le sang est à lhomme : un signe dalliance. Il en est ainsi de la voix : elle est un signe dalliance entre lhomme et le monde, un signe que nous sommes forcés de refabriquer sans cesse pour notre survie, un signe symbolique qui se présente sous la forme dun flux biologique envahissant, nécessaire, nourrissant et dangereux. De même que les parents et alliés sont liés entre eux par le sang, le monde et lhomme sont liés par la voix. La voix nappartenant en propre à aucun des deux, ils senveloppent lun lautre, ils se mélangent confusément; tout autre objet, quil soit sexuel, artistique, économique ou amoureux, sinscrit dans cet échange, tout autre objet rappelle cet échange en le faisant oublier. Dans la représentation quen donne Paolo Uccello (v. 1455-60) dans St Georges et le dragon, quand sa gueule est transpercée par la lance de St Georges, le dragon pousse un cri horrible et son sang se répand sur le sol. Après cela, que se passe-t-il? Enfin la ville peut vivre en paix, les jeunes filles reviennent dans les bras de leurs pères, la parole remplace lincorporation violente, la chair de la voix peut se substituer aux exigences sanguinaires du dragon. St Georges est lhomme par lequel la voix remplace lappel du sang. Cette substitution du sang par la voix prend la suite du tout premier basculement de la vie humaine : celui par lequel la voix remplace le cordon ombilical. Dans ce remplacement dun genre particulier, la continuité initiale, celle du sang, trouve un moyen de survivre. La voix est le sang, elle est le flux nourricier. Cest une terrible ambivalence, car le sang transporte toutes sortes de choses, mais rien qui ressemble à du sens. Or précisément, transporter du sens, de la signification, est la fonction de la voix. On pourrait presque dire que cest sa seule fonction. Comment concilier cette vocation avec lirréductible affinité qui rapproche léchange vocal de la circulation sanguine? Comment sémanciper de cette origine charnelle? Par le sacrifice, cest-à-dire en rompant de force le lien morbide du sang et de la voix. Le sacrifice sert à faire résonner la voix à la place du sang. Il faut pour cela une pratique forte, puissante, symbolique, une pratique capable de séparer le monde den-haut du monde den-bas. Sans elle, la confusion subsiste, notre adhésion pathologique au flux sanguin se poursuit. Avec le développement des réseaux comme le téléphone ou Internet, cette pathologie prend une extension étonnante. Que la technique ait produit des téléphones sans-fil semble avoir accentué la dépendance dune partie de lhumanité à légard du cordon téléphonique. La règle de cette dépendance est la suivante : plus continu est le flux de la voix, moins elle est porteuse de sens. Nous voici donc au point où, dune façon ou dune autre, la chair de la voix doit être sacrifiée. Il ne sagit plus de faire du sang de la victime une voix divine, il sagit de faire de notre propre puissance vocale un lieu de production, de création du sens. En cas de blessure, la chair se fend, la chair se perd, mais tous deux possèdent en eux des qualités qui contribuent à la restauration du corps humain : le sang coagule, la chair cicatrise. La voix porte en elle des polarités analogues : elle peut se fendre, mais elle peut aussi se coudre. Comme la côte dAdam, la voix ne cicatrise jamais; elle est faite pour ne jamais cicatriser. Grâce à cela les hommes et les femmes ne se contentent pas de faire lamour. Ils parlent. Je ne dis pas quils parlent entre eux ni quils conversent (ce serait trop optimiste), je dis quils ont une chair entre eux, et que cette chair entretient le vide qui les sépare. Le glébeux dit : Celle-ci, cette fois, c'est l'os de mes os, la chair de ma chair, à celle-ci il sera crié femme, oui, de l'homme celle-ci est prise. Oui, vous avez bien lu, à celle-ci il sera crié femme (traduction dAndré Chouraqi). Adam a hurlé pour la perte de sa côte. Femme! Et ce fut un acte de nomination. Cest tellement surprenant que la traduction officielle efface le cri : "L'Eternel-Dieu fit peser une torpeur sur l'homme, qui s'endormit; il prit une de ses côtes, et forma un tissu de chair à la place. L'Eternel-Dieu organisa en une femme la côte qu'il avait prise à l'homme, et il la présenta à l'homme. Et l'homme dit : celle-ci, pour le coup, est un membre extrait de mes membres et une chair de ma chair; celle-ci sera nommée Icha [femme], parce qu'elle a été prise de Ich [homme]". Mais toutes les traductions ny pourront rien : la voix ne cicatrise pas, la voix nest ni coagulable ni cicatrisable. Le cri dAdam résonne toujours à nos oreilles. Limpuissance de la voix à cicatriser la chair se révèle dans loeuvre de Franz West, RMO (1988). Un morceau de voix pend sur la lèvre, collé à la joue. Il ne peut pas sen séparer, mais il ne peut pas non plus sy confondre. Ils sont irréconciliables pour la simple raison quils ne sont pas fabriqués des mêmes matériaux : laluminium écrasé ne se cicatrisera jamais sur du papier mâché. Pourtant, il est notoire que la voix possède une puissance pacificatrice. Ses qualités thérapeutiques sont connues. Cest peut-être même pour cela quelle sest développée chez lhomme, pour soigner. Une tentative littéraire comme celle de la revue Les lèvres nues (parue en 1954-58) témoigne du pouvoir que détient malgré tout la parole pour favoriser une certaine forme de cicatrice. Certes, lheteros restera tel quil est : hétérogène. Dans lillustration de la page de garde de cette revue, les inscriptions qui bordent et désignent la chair restent des inscriptions. Mais le fait quelles soient là, le fait quelles nomment, rendent lécorché plus visible. La chair de la voix ne se limite pas à elle-même, elle va infiniment plus loin, car elle est la chair même de la pensée. Mais la voix, qui est chair médiatrice, désigne aussi les limites de la médiation. Quoique médiatrice, la voix reste chair. On revient toujours à la voix et la voix revient toujours à vous. Cest comme la mort, on ny échappe pas. Eugène Leroy nous montre quelque chose dans ce style : une voix qui ne renonce pas à lépaisseur dêtre chair, au risque de perdre sa fonction médiatrice. Dans Toute Jaune (1989), une substance colorée se fabrique devant nous. Mais une substance colorée de quoi? Dun espace et dun monde dont la générosité charnelle est telle que pour en égaler la richesse, il faudrait des voix par millions.
Il y a un rapport intrinsèque entre la voix et la violence. Ce rapport ne tient pas à la voix elle-même, mais à la nécessité impérieuse de se procurer de la voix pour survivre. Nous avons faim de voix. Ce nest pas quun plaisir, cest un besoin. La jouissance de ce plaisir immédiat nous est aussi indispensable que la respiration. Dans La Parole Peinte (1947), Jacques Herold montre un personnage qui semble extraire par la violence la voix de lautre. Il ne veut pas quelle lui échappe et en exige instantanément la possession. Ce quil en retire est là et cest bien vert (concret); mais au-delà de cette présence, il nen reste plus rien (impalpable). Il y a dans le même temps immédiateté de la saisie et immédiateté de la perte. Le peintre figure cette double dimension par deux aspects de la sensibilité : couleur, cest-à-dire matérialité, et rapport à autrui, cest-à-dire frustration. Ainsi la chair de la voix se produit-elle au monde : indispensable, succulente, exaltante, brûlante, émouvante et impossessible. La tradition soutient que lexpérience immédiate de la voix est dangereuse. Comme le dit le talmud (Chabbat 88b) : Ceux qui entendent le verbe divin, directement et en plénitude, rendent l'âme. Pourquoi est-elle dangereuse? Parce que, quoique venant dautrui, la voix exprime ce qui, dans le rapport à autrui, est impossible. Elle exprime linsuffisance irréparable et essentielle de notre rapport à lautre, insuffisance que les croyants préfèrent situer dans notre rapport à dieu, afin de la nier. Que le rapport vocal soit violent coulait de source pour Antonin Artaud. Sa conception du théâtre, quil désignait sous le nom de Théâtre de la Cruauté, pourrait être rebaptisée Théâtre de la Voix (dailleurs Artaud lui-même a eu quelque peine à justifier le choix de ce vocable, cruauté). Toute parole prononcée n'agit qu'au moment où elle est prononcée disait-il. Il faut que les choses crèvent pour partir et recommencer. Son théâtre visait à rapprocher sur la scène deux manifestations passionnelles, deux foyers vivants, deux magnétismes nerveux. Les mots dArtaud entrent au couteau dans la viande pour y faire du bruit. Ils s'insinuent dans la trame de son âme en vie. Ils entrent dans le fil de cette viande torve (en grec, tavaturi veut dire bruit), une viande à saigner sous le marteau, qu'on extirpe à coups de couteau, etc... Assourdissante violence de la voix. Quelques croyances humaines sont fondamentales. Nous les partageons implicitement. Elles nous enferment dans des logiques auxquelles nul néchappe. Il en est ainsi de la relation intuitive entre le réel et la voix. Dans un premier temps, cette croyance dit ceci : derrière la voix, il y a la parole. Cette voix concrète, croyons-nous, couvre une parole singulière; et nous nous empressons de nous détacher du contenant pour privilégier le contenu. Dans un deuxième temps qui conforte le premier, la croyance va plus loin. Elle soutient ceci : derrière la parole, il y a du réel. Du fait de cette double affirmation, la voix est toujours en excès par rapport à elle-même. Cet excès est double, triple, quadruple, et au bout du compte, on arrive à quelque chose qui est encore plus réel que la voix. On peut appeler ça le référent; moi jappelle ça la Chose, et cette Chose sappuie sur le caractère charnel de la voix. Cela possède plus de réalité que la voix elle-même, et ce plus-de-réalité ancre la voix dans le réel. Cest une croyance très forte, viscérale. Nous ne pouvons rien contre cette croyance. Elle est anthropologique, nous en sommes dépendants. La voix a une façon très particulière de nous protéger de la Chose. Elle se constitue en un voile infranchissable, à la fois transparent et opaque. Son pouvoir de transmutation est magique, il transforme une chair en pellicule immatérielle derrière laquelle plus rien nest ni sensible, ni visible, ni même imaginable. Cest le plus efficace des facteurs de dissimulation. Grâce à elle, lhomme est en attente dun secret dont il na pas la moindre idée. Ce quelle recèle est dune autre nature quelle-même et dune autre nature que celui qui lécoute, et pourtant (si lon en croit le Livre) cela reste une voix. Tout se passe comme si elle entretenait une relation spéciale avec lidée même de linaccessible. En tant que passage, en tant que puissance de dévoilement, elle procure un accès, mais cet accès, tributaire du langage, est trompeur, ce nest encore et toujours quun simple rapport à la voix. La propriété la plus passionnante de la voix est quelle nous permet de toucher la Chose. Dun côté, la voix sadresse au corps car cest le premier objet quelle touche. Mais de lautre côté (du côté invisible), elle sadresse à la Chose. Cest lune des dimensions les moins connues de son caractère charnel : on touche la Chose avec la voix, et de cette expérience, il ne reste rien. Cest une médiation particulière, pour ne pas dire paradoxale, voire inconsistante, sauf à admettre quelle puisse être, dans le même temps, dans le même mouvement, immédiate et médiate : une immédiate inaccessibilité entre deux corps étrangers. Marcel Duchamp, avec lhumour qui lui est propre, nous confronte en 1947 à un sein de caoutchouc mousse sous verre intitulé Prière de toucher. Il nous invite à un acte impossible (le sein de caoutchouc est accroché dans un musée, protégé sous un verre) sous la forme dun double bind, car suivre linjonction est interdit par une autre injonction implicite. Tu ne toucheras pas le sein dautrui! dit le six cent quatorzième commandement, lun des commandements les plus essentiellement humains. Duchamp nous invite à un geste que nous ne pouvons ni faire ni même dire. Que se passerait-il en effet si je madressais un jour à une femme en lui disant : Je touche ce sein? Il se passerait la même chose que si je lavais vraiment touché. Pourtant je lai fait, mentalement. Linjonction de Duchamp a fonctionné comme une voix. Bien que tout cela ait lair mystérieux, on peut être certain que ça fonctionne. Je nen ai pas le moindre doute. Et même, ça nous protège. Tant que la voix touche à la Chose, elle respecte la dimension humaine. Quand elle sera entièrement synthétique et ondulatoire, il ny aura plus de Chose, la voix sera vraiment réduite à son os, et alors, vraiment, le Père sera mort. Il ny aura plus grand-chose à attendre. Nous pouvons, étrangement, toucher le réel de la Chose par limage. Je ne dis pas que nous ne ne puissions y accéder que par limage; je dis que, par limage, il nest pas impossible dentendre son cri. Et jajoute, plus audacieusement, ceci : par limage, on accède un peu plus au réel de la voix que par la voix elle-même. Quand on propose une image à la voix, on montre la Chose. Cest irrémédiable. Pourquoi? Parce quon désigne la chair de la voix, cette chair quen général on préfère ne pas trop entendre. On préfère entendre la voix signifiante, la parole, lesprit, on préfère oublier que cette voix immatérielle est charnelle. Si je vous en montre limage, il y a un risque, un scandale possible. Tu prétends montrer limmontrable? Tu prétends voir linvisible? dire lindicible? etc... Vieux rêve, iconoclasme, etc... La chair de la voix ne sincarne pas. Elle passe à limage, directement. Il ny a pas dincarnation car dans ce passage, aucune spiritualité ne niche. Sil y a esprit, ce nest pas limage, cest ailleurs, dans ce qui fait défaut à limage et donc aussi à la voix. Il y a une étrange complémentarité entre lAutoportrait nu dEgon Schiele (1910) et cet autre Autoportrait daté de la même année, 1910, qui désigne le trou de sa bouche. Le premier autoportrait semble reproduire le corps du peintre. Mais cette nudité, ce dénuement, cette maigreur tragique, sont plus en rapport avec une solitude de la pensée quavec le frisson réel de la nudité. Limage ne dit rien de spécial, elle montre la Chose. Elle semble ignorer la parole. Le message quelle nous transmet nous touche, vibre en nous à la manière dune voix. La chair qui est représentée nest pas celle du corps, cest celle que nous partageons, celle qui nous traverse. Le regard délavé ne sadresse à personne. Le désespoir se répand sans direction dans la proximité de ce corps. Il nappelle pas didentification, il se contente de suggérer une résonance irrefusable, irréfutable et inemprisonnable : celle quon retrouve dans lautre autoportrait, celle de la bouche béante, béante sur quoi? Pas sur le néant, pas sur le vide, mais au contraire sur une certaine forme de plénitude, sur ce que nous partageons avec cet être aujourdhui disparu, sur ce qui détruit toute distance entre nous et cet être humain : la voix, vecteur de la parole. Toute image ne montre pas la voix, seules certains images le font. Lesquelles? Cest toute la question. Comment font-elles? Disons ceci : de même que la voix troue lair, ces images trouent la Chose. Oui, elles trouent la Chose elle-même, et ce trou est lesprit, et lesprit nous fascine. |
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Création
: Guilgal |
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Idixa
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Jeannine VoixAffect CC.HAI VoixChoseNW.HAA ProChairEU.IKK V_VoixChair Rang = QChairGenre = Pfem - |
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