Derrida
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                            NIVEAUX DE SENS :

 

 
     
La voix charrie l'affect                     La voix charrie l'affect
Sources (*) : La Chose se dérobe               La Chose se dérobe  
Jeannine Perpia - "L'amour de la chair", Ed : Galgal, 2007, Page créée le 8 juillet 1995 La chair, la voix

La voix est la chair de la Chose

La chair, la voix
   
   
   
                 
                       

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“C’est sa voix” disons-nous pour qualifier ce qui, à un moment donné, parvient à notre oreille. L’objet-voix est d’abord cela : une présence concrète, pratique, instantanée, une présence perçue dans son évidence parce qu’elle vient d’autrui. Cette voix-là, la voix quotidienne que nous entendons intuitivement, conditionne tout le reste, et sa double caractéristique, d’être d’une part immédiate, dépourvue de recul, et d’être d’autre part issue d’un autre que moi situé à une certaine distance, étranger et inaccessible, ce dédoublement contradictoire est inhérent à la chair de la voix.

Ainsi en est-il de la “Woman” de Willem de Kooning (1949). Aucun échange n’est possible avec ce corps qui nous échappe par sa forme, par son être excessif, par la violence de ses organes et aussi, inéluctablement, par son regard en fuite au-dessus du miroir. Mais de la bouche de ce corps inaccessible s’écoule quelque chose, un flux liquide qui ne m’est pas destiné et qui pourtant me touche. Ce flux qui absorbe mon regard ne dit rien, ne signifie rien et pourtant j’en éprouve la chose, je l’entends.

Que cette composante intime de ma perception soit soumise à la dépendance d’autrui lui donne une dimension de risque, de fragilité, de charme et d’indocilité qui m’apporte un plaisir tout particulier, le plaisir d’entendre la voix, un plaisir qui ne se compare à aucun autre. Inversement, j’attribue à l’origine de cette perception, à ce point de départ supposé de la voix, une terrible puissance de séduction qui m’effraie et me réjouit jusqu’au fond de mon ventre.

Quand la voix n’est pas échangée, elle pourrit. C’est une de ses dimensions les plus tragiques. Si je la garde en moi, elle laisse un dépôt dans ma mémoire, un dépôt qui est, comme la chair, corruptible. Cette corruption est la face vocale de l’oubli. Si j’oublie un mot, je ne fais pas que laisser de côté un signifiant ou une représentation. Je produis un reste de corps, et ce reste de corps, même emmagasiné dans mon cerveau, se décompose.

Il faut beaucoup d’audace pour montrer la chair de la voix. C’est ce que fait Cindy Sherman dans sa photographie en couleurs dite “Bloody Mouth” (1985) où le sujet étendu sur le ventre (sans doute après une chute) ne peut plus extraire de sa bouche sa propre voix. Celle-ci, au lieu de s’effacer sans délai comme le lui prescrit son destin normal, séjourne dans sa cavité de naissance. Un tel séjour est morbide, mais le regard du sujet témoigne de la fécondité de la maladie. Le fait d’avoir réussi à conserver dans sa bouche un déchet de voix, même sous forme de chair, ouvre à une inimaginable altérité.

La voix est tangible. C’est un objet qui présuppose une adhésion, volontaire ou involontaire. Dans le temps même où il nous parvient, on y adhère en tant que chair, on s’y colle, on ne peut éviter d’être touché par son affect : émotion, crainte, fascination ou dégoût. Cette adhérence est nécessaire, ce qui ne l’empêche pas d’être refoulée jusqu’à l’os. Tu dois te détacher de la chair de la voix, d’abord pour entendre et ensuite pour parler; mais tu ne t’en détacheras jamais complètement. La chair de la voix est indétachable.

Un crâne humain dit “Ejagham” (Cross River, frontière Nigéria-Cameroun) tente avec désespoir de détacher la voix de sa bouche, mais il n’y arrive pas. Il n’y peut rien, il échouera à jamais. Aussi longtemps que l’objet en cuir d’antilope subsistera, sa bouche restera perpétuellement ouverte. Il poussera de toute son énergie, il tentera par tous les moyens de sa volonté de séparer la substance de la voix; on l’encouragera, on le plaindra, on lui transmettra les fruits de notre solidarité, on souffrira avec lui, mais malgré nos efforts conjoints sa voix restera collée, concrète, herbue, soudée à sa langue; elle refusera obstinément de se muer en l’immatérialité du souffle.

En son propre sein, la voix creuse un écart qui est la condition de sa transmission. Cet écart est une vibration à la fois physique, linguistique et temporelle; il induit l’attente et l’écoute. La voix comble d’air cet écart, ce qui lui donne une apparence de fluidité. Mais cela ne restreint ni son épaisseur ni sa solidité. Elle est un gel. Comme la respiration, elle est difficile à couper sans dégâts. Comme elle agglutine en son sein tous les facteurs de la vie humaine, le danger est que, leurrés par son caractère charnel, ils n’y adhèrent de trop près. Alors son être, qui repose sur la distinction la plus élémentaire (qui est celles des phonèmes : aa - ee - ii - oo - uu), pourrait être menacé par une croyance naïve en sa cohérence. Or celle-ci n’est que l’illusion donnée par la synthèse de ses flux dans notre appareil auditif et mental, guère plus qu’une image, guère plus qu’un reflet sur une surface idéalement adaptée à sa réception.

Ce mot-là, chair, n’est pas innocent. S’il y a chair, il y a interdit. Tout un versant de la voix est usuellement interdit : celui auquel on reste collé. Pour acquérir la dimension humaine de la parole (c’est-à-dire accéder à la signification, au signifiant), tu dois apprendre à t’en détacher, tu dois renoncer au plaisir de la sentir pourrir en toi. Alors, le mot perd sa chair vocale et devient phrase. Mais cela, tu ne le fais jamais complètement, ou plutôt, tu dois toujours le refaire, et ce coup sec, ce coup de guillotine, te tranche quelque chose.

Le personnage représenté par Victor Brauner dans une “gouache et aquarelle sur papier” de 1942 (c’est un Sans Titre, comme le sont curieusement un très grand nombre d’images de voix) porte l’interdit vocal marqué sur le visage. Un trait rouge le barre sous lequel des cavités sont tristement encloses. Fait d’un fragile ajustement de lignes, le personnage semble douter de sa propre dimension subjective. La lèvre unique qui barre sa voix lui pose une question désespérée qui se lit sur son regard. L’ensemble forme un système dont la voix est un élément refoulé, transi, effacé par l’interdit signifiant.

Quelque chose d’irrattrapable échappe au processus. Il s’égare mais, loin d’être épuisé, il court toujours. Le cadavre bouge encore! Le déchet n’est pas recyclable, il subsiste et se perd peu à peu dans l’évanouissement d’un rythme. Quoique positive, vibrante et chaleureuse, la perte est définitive, et c’est cela, ce passage incertain suivi d’une déperdition, qui prouve que notre interlocuteur est bien présent, physiquement, que sa réalité est indubitable. “Et la chair quitte les os!” dit la parole ésotérique, désignant le moment où l’on refoule cette dimension charnelle pour privilégier l’échange rituel du discours. Mais ce n’est qu’un souhait car, tant qu’il y a de la vie, la chair adhère à l’os. Le monde humain n’a pas d’autre substance que cette adhésion. Sans ce collage, l’univers serait ce qu’il est, mais le monde n’existerait pas.

A sa façon charnelle, la voix est médiatrice. Qu’est-ce qu’une médiation charnelle? C’est un rapport entre des termes par lequel, en même temps, ils se touchent et se corrompent. Ces termes sont des corps, des mots, des personnes ou des idées. Tous sont touchés. Ils passent par un temps d’incomplétude, un temps d’attente, d’écoute et d’incorporation, et ne retrouvent leur unité qu’après la disparition de l’objet vocal venu d’ailleurs, de l’élément allogène. Mais ce passage les a transformés. J’appelle cette transformation corruption, bien qu’elle soit aussi fréquemment positive que négative, parce que l’ancienne situation du sujet, du sujet en attente de voix, n’existe plus, et parce que la voix elle-même, telle qu’entendue, n’existe plus. Il s’agit donc bien d’une décomposition. A la voix comme objet matériel s’est ajouté un véritable échange, une transmission de pensée dont l’effet a été disrupteur.

Il s’agit d’un échange qui transgresse les règles de la communication (car ces règles sont fondées sur la dénégation de la voix). Le message issu de l’émetteur n’a qu’une existence éphémère et relative. Il s’efface dans les entrailles du récepteur. Pour devenir pensée, il s’autodétruit. La bouche et l’oreille, qui sont les organes d’émission et de réception, ne s’en servent pas avec indifférence. Elles l’absorbent ou l’expulsent comme des plaies suppurentes, grâce à quoi le désir y passe; or le désir est inhérent à la voix comme la voix est inhérente au désir.

Dans “la mort de Sardanapale”, célèbre tableau romantique de Delacroix (1827), le peintre exprime un désir d’égorgement. Le poignard jeté verticalement dans le larynx d’une esclave témoigne de ce désir, mais l’immense bûcher des chairs en témoigne aussi, comme si tous ces êtres issus de l’invention d’un auteur omnipotent et dont pas un seul ne hurle sa douleur, comme si tous ces êtres étaient frappés d’un meurtre vocal et simultané. Ce n’est pas la voix de l’esclave qui est assassinée (car, comme esclave, elle n’en a jamais eu), c’est la voix de son prince et maître Sardanapale, aussi muet que voyeur, qui a renoncé pour toujours à toute expression. Dès l’origine du tableau, il ne pouvait y avoir ni échange ni communication, mais seulement, littéralement, corruption, décomposition charnelle, car, dès l’origine, la voix avait perdu la vie et s’était abîmée dans les chairs de l’image.

Selon la légende, l’échelle de Jacob, qui relie la terre et les cieux, se trouve simultanément en haut et en bas. Les anges, qui sont des êtres simples, en restent perplexes, ce qui ne les empêche pas de l’emprunter, car, comme la voix, ils n’ont pas d’existence en-dehors de la fonction qu’il remplissent à l’heure présente. Ni visibles ni invisibles, ni descriptibles ni localisables, messagers en même temps que messages, les anges personnifient l’ambiguité. Dépourvus d’autonomie spirituelle et de liberté, ils disparaissent dans l’accomplissement de leur mission. N’étant rien ni personne, soumis, comme la voix, aux lois aveugles de la linguistique, ils n’ont d’autre réalité que l’effet qu’ils produisent. S’ils doivent être beaux, c’est pour donner l’illusion de posséder leur propre chair afin de pouvoir transmettre cette autre chair invisible, indescriptible et illocalisable : celle de la voix.

Quand Fra Angelico représente l’Ange Gabriel (v. 1430?), il donne à son visage, à ses mains, à ses habits une beauté émouvante, il l’environne d’une infinité de dorures (le fond byzantin, la décoration complexe de sa robe, son auréole stylisée, ses ailes qui alignent plusieurs rangées de plumes splendides), il choisit des couleurs vives (rose vif, orange, vermillon) ... Peut-on croire que cette luxuriance concerne l’ange? Probablement pas. Mais alors quoi? Est-elle un signe de l’Annonciation? Est-elle l’avenir christique de l’humanité? Est-elle la munificence de dieu? Tout cela sans doute, dans l’esprit du moine. Mais surtout, elle est la chair magnifique de la voix.

Selon un adage talmudique, l’homme est au monde ce que le sang est à l’homme : un signe d’alliance. Il en est ainsi de la voix : elle est un signe d’alliance entre l’homme et le monde, un signe que nous sommes forcés de refabriquer sans cesse pour notre survie, un signe symbolique qui se présente sous la forme d’un flux biologique envahissant, nécessaire, nourrissant et dangereux.

De même que les parents et alliés sont liés entre eux par le sang, le monde et l’homme sont liés par la voix. La voix n’appartenant en propre à aucun des deux, ils s’enveloppent l’un l’autre, ils se mélangent confusément; tout autre objet, qu’il soit sexuel, artistique, économique ou amoureux, s’inscrit dans cet échange, tout autre objet rappelle cet échange en le faisant oublier.

Dans la représentation qu’en donne Paolo Uccello (v. 1455-60) dans “St Georges et le dragon”, quand sa gueule est transpercée par la lance de St Georges, le dragon pousse un cri horrible et son sang se répand sur le sol. Après cela, que se passe-t-il? Enfin la ville peut vivre en paix, les jeunes filles reviennent dans les bras de leurs pères, la parole remplace l’incorporation violente, la chair de la voix peut se substituer aux exigences sanguinaires du dragon. St Georges est l’homme par lequel la voix remplace l’appel du sang.

Cette substitution du sang par la voix prend la suite du tout premier basculement de la vie humaine : celui par lequel la voix remplace le cordon ombilical. Dans ce remplacement d’un genre particulier, la continuité initiale, celle du sang, trouve un moyen de survivre. La voix est le sang, elle est le flux nourricier. C’est une terrible ambivalence, car le sang transporte toutes sortes de choses, mais rien qui ressemble à du sens. Or précisément, transporter du sens, de la signification, est la fonction de la voix. On pourrait presque dire que c’est sa seule fonction. Comment concilier cette vocation avec l’irréductible affinité qui rapproche l’échange vocal de la circulation sanguine? Comment s’émanciper de cette origine charnelle?

Par le sacrifice, c’est-à-dire en rompant de force le lien morbide du sang et de la voix. Le sacrifice sert à faire résonner la voix à la place du sang. Il faut pour cela une pratique forte, puissante, symbolique, une pratique capable de séparer le monde d’en-haut du monde d’en-bas. Sans elle, la confusion subsiste, notre adhésion pathologique au flux sanguin se poursuit. Avec le développement des réseaux comme le téléphone ou Internet, cette pathologie prend une extension étonnante. Que la technique ait produit des “téléphones sans-fil” semble avoir accentué la dépendance d’une partie de l’humanité à l’égard du cordon téléphonique. La règle de cette dépendance est la suivante : plus continu est le flux de la voix, moins elle est porteuse de sens. Nous voici donc au point où, d’une façon ou d’une autre, la chair de la voix doit être sacrifiée. Il ne s’agit plus de faire du sang de la victime une voix divine, il s’agit de faire de notre propre puissance vocale un lieu de production, de création du sens.

En cas de blessure, la chair se fend, la chair se perd, mais tous deux possèdent en eux des qualités qui contribuent à la restauration du corps humain : le sang coagule, la chair cicatrise. La voix porte en elle des polarités analogues : elle peut se fendre, mais elle peut aussi se coudre.

Comme la côte d’Adam, la voix ne cicatrise jamais; elle est faite pour ne jamais cicatriser. Grâce à cela les hommes et les femmes ne se contentent pas de faire l’amour. Ils parlent. Je ne dis pas qu’ils parlent entre eux ni qu’ils conversent (ce serait trop optimiste), je dis qu’ils ont une chair entre eux, et que cette chair entretient le vide qui les sépare.

Le glébeux dit : “Celle-ci, cette fois, c'est l'os de mes os, la chair de ma chair, à celle-ci il sera crié femme, oui, de l'homme celle-ci est prise”. Oui, vous avez bien lu, “à celle-ci il sera crié femme” (traduction d’André Chouraqi). Adam a hurlé pour la perte de sa côte. Femme! Et ce fut un acte de nomination. C’est tellement surprenant que la traduction officielle efface le cri : "L'Eternel-Dieu fit peser une torpeur sur l'homme, qui s'endormit; il prit une de ses côtes, et forma un tissu de chair à la place. L'Eternel-Dieu organisa en une femme la côte qu'il avait prise à l'homme, et il la présenta à l'homme. Et l'homme dit : “celle-ci, pour le coup, est un membre extrait de mes membres et une chair de ma chair; celle-ci sera nommée Icha [femme], parce qu'elle a été prise de Ich [homme]”". Mais toutes les traductions n’y pourront rien : la voix ne cicatrise pas, la voix n’est ni coagulable ni cicatrisable. Le cri d’Adam résonne toujours à nos oreilles.

L’impuissance de la voix à cicatriser la chair se révèle dans l’oeuvre de Franz West, “RMO” (1988). Un morceau de voix pend sur la lèvre, collé à la joue. Il ne peut pas s’en séparer, mais il ne peut pas non plus s’y confondre. Ils sont irréconciliables pour la simple raison qu’ils ne sont pas fabriqués des mêmes matériaux : l’aluminium écrasé ne se cicatrisera jamais sur du papier mâché.

Pourtant, il est notoire que la voix possède une puissance pacificatrice. Ses qualités thérapeutiques sont connues. C’est peut-être même pour cela qu’elle s’est développée chez l’homme, pour soigner.

Une tentative littéraire comme celle de la revue “Les lèvres nues” (parue en 1954-58) témoigne du pouvoir que détient malgré tout la parole pour favoriser une certaine forme de cicatrice. Certes, l’heteros restera tel qu’il est : hétérogène. Dans l’illustration de la page de garde de cette revue, les inscriptions qui bordent et désignent la chair restent des inscriptions. Mais le fait qu’elles soient là, le fait qu’elles nomment, rendent l’écorché plus visible.

La chair de la voix ne se limite pas à elle-même, elle va infiniment plus loin, car elle est la chair même de la pensée.

Mais la voix, qui est chair médiatrice, désigne aussi les limites de la médiation. Quoique médiatrice, la voix reste chair. On revient toujours à la voix et la voix revient toujours à vous. C’est comme la mort, on n’y échappe pas.

Eugène Leroy nous montre quelque chose dans ce style : une voix qui ne renonce pas à l’épaisseur d’être chair, au risque de perdre sa fonction médiatrice. Dans “Toute Jaune” (1989), une substance colorée se fabrique devant nous. Mais une substance colorée de quoi? D’un espace et d’un monde dont la générosité charnelle est telle que pour en égaler la richesse, il faudrait des voix par millions.

Il y a un rapport intrinsèque entre la voix et la violence. Ce rapport ne tient pas à la voix elle-même, mais à la nécessité impérieuse de se procurer de la voix pour survivre. Nous avons faim de voix. Ce n’est pas qu’un plaisir, c’est un besoin. La jouissance de ce plaisir immédiat nous est aussi indispensable que la respiration.

Dans “La Parole Peinte” (1947), Jacques Herold montre un personnage qui semble extraire par la violence la voix de l’autre. Il ne veut pas qu’elle lui échappe et en exige instantanément la possession. Ce qu’il en retire est là et c’est bien vert (concret); mais au-delà de cette présence, il n’en reste plus rien (impalpable). Il y a dans le même temps immédiateté de la saisie et immédiateté de la perte. Le peintre figure cette double dimension par deux aspects de la sensibilité : couleur, c’est-à-dire matérialité, et rapport à autrui, c’est-à-dire frustration. Ainsi la chair de la voix se produit-elle au monde : indispensable, succulente, exaltante, brûlante, émouvante et impossessible.

La tradition soutient que l’expérience immédiate de la voix est dangereuse. Comme le dit le talmud (Chabbat 88b) : “Ceux qui entendent le verbe divin, directement et en plénitude, rendent l'âme”. Pourquoi est-elle dangereuse? Parce que, quoique venant d’autrui, la voix exprime ce qui, dans le rapport à autrui, est impossible. Elle exprime l’insuffisance irréparable et essentielle de notre rapport à l’autre, insuffisance que les croyants préfèrent situer dans notre rapport à dieu, afin de la nier.

Que le rapport vocal soit violent coulait de source pour Antonin Artaud. Sa conception du théâtre, qu’il désignait sous le nom de Théâtre de la Cruauté, pourrait être rebaptisée Théâtre de la Voix (d’ailleurs Artaud lui-même a eu quelque peine à justifier le choix de ce vocable, cruauté). Toute parole prononcée n'agit qu'au moment où elle est prononcée disait-il. Il faut que les choses crèvent pour partir et recommencer. Son théâtre visait à rapprocher sur la scène deux manifestations passionnelles, deux foyers vivants, deux magnétismes nerveux. Les mots d’Artaud entrent au couteau dans la viande pour y faire du bruit. Ils s'insinuent dans la trame de son âme en vie. Ils entrent dans le fil de cette viande torve (en grec, “tavaturi” veut dire bruit), une viande à saigner sous le marteau, qu'on extirpe à coups de couteau, etc... Assourdissante violence de la voix.

Quelques croyances humaines sont fondamentales. Nous les partageons implicitement. Elles nous enferment dans des logiques auxquelles nul n’échappe. Il en est ainsi de la relation intuitive entre le réel et la voix. Dans un premier temps, cette croyance dit ceci : derrière la voix, il y a la parole. Cette voix concrète, croyons-nous, couvre une parole singulière; et nous nous empressons de nous détacher du contenant pour privilégier le contenu. Dans un deuxième temps qui conforte le premier, la croyance va plus loin. Elle soutient ceci : derrière la parole, il y a du réel. Du fait de cette double affirmation, la voix est toujours en excès par rapport à elle-même. Cet excès est double, triple, quadruple, et au bout du compte, on arrive à quelque chose qui est encore plus réel que la voix. On peut appeler ça le référent; moi j’appelle ça la Chose, et cette Chose s’appuie sur le caractère charnel de la voix. Cela possède plus de réalité que la voix elle-même, et ce “plus-de-réalité” ancre la voix dans le réel. C’est une croyance très forte, viscérale. Nous ne pouvons rien contre cette croyance. Elle est anthropologique, nous en sommes dépendants.

La voix a une façon très particulière de nous protéger de la Chose. Elle se constitue en un voile infranchissable, à la fois transparent et opaque. Son pouvoir de transmutation est magique, il transforme une chair en pellicule immatérielle derrière laquelle plus rien n’est ni sensible, ni visible, ni même imaginable. C’est le plus efficace des facteurs de dissimulation. Grâce à elle, l’homme est en attente d’un secret dont il n’a pas la moindre idée. Ce qu’elle recèle est d’une autre nature qu’elle-même et d’une autre nature que celui qui l’écoute, et pourtant (si l’on en croit le Livre) cela reste une voix. Tout se passe comme si elle entretenait une relation spéciale avec l’idée même de l’inaccessible. En tant que passage, en tant que puissance de dévoilement, elle procure un accès, mais cet accès, tributaire du langage, est trompeur, ce n’est encore et toujours qu’un simple rapport à la voix.

La propriété la plus passionnante de la voix est qu’elle nous permet de toucher la Chose. D’un côté, la voix s’adresse au corps car c’est le premier objet qu’elle touche. Mais de l’autre côté (du côté invisible), elle s’adresse à la Chose. C’est l’une des dimensions les moins connues de son caractère charnel : on touche la Chose avec la voix, et de cette expérience, il ne reste rien. C’est une médiation particulière, pour ne pas dire paradoxale, voire inconsistante, sauf à admettre qu’elle puisse être, dans le même temps, dans le même mouvement, immédiate et médiate : une immédiate inaccessibilité entre deux corps étrangers.

Marcel Duchamp, avec l’humour qui lui est propre, nous confronte en 1947 à un “sein de caoutchouc mousse sous verre” intitulé “Prière de toucher”. Il nous invite à un acte impossible (le sein de caoutchouc est accroché dans un musée, protégé sous un verre) sous la forme d’un double bind, car suivre l’injonction est interdit par une autre injonction implicite. Tu ne toucheras pas le sein d’autrui! dit le six cent quatorzième commandement, l’un des commandements les plus essentiellement humains. Duchamp nous invite à un geste que nous ne pouvons ni faire ni même dire. Que se passerait-il en effet si je m’adressais un jour à une femme en lui disant : “Je touche ce sein”? Il se passerait la même chose que si je l’avais vraiment touché. Pourtant je l’ai fait, mentalement. L’injonction de Duchamp a fonctionné comme une voix.

Bien que tout cela ait l’air mystérieux, on peut être certain que ça fonctionne. Je n’en ai pas le moindre doute. Et même, ça nous protège. Tant que la voix touche à la Chose, elle respecte la dimension humaine. Quand elle sera entièrement synthétique et ondulatoire, il n’y aura plus de Chose, la voix sera vraiment réduite à son os, et alors, vraiment, le Père sera mort. Il n’y aura plus grand-chose à attendre.

Nous pouvons, étrangement, toucher le réel de la Chose par l’image. Je ne dis pas que nous ne ne puissions y accéder que par l’image; je dis que, par l’image, il n’est pas impossible d’entendre son cri. Et j’ajoute, plus audacieusement, ceci : par l’image, on accède un peu plus au réel de la voix que par la voix elle-même.

Quand on propose une image à la voix, on montre la Chose. C’est irrémédiable. Pourquoi? Parce qu’on désigne la chair de la voix, cette chair qu’en général on préfère ne pas trop entendre. On préfère entendre la voix signifiante, la parole, l’esprit, on préfère oublier que cette voix immatérielle est charnelle. Si je vous en montre l’image, il y a un risque, un scandale possible. Tu prétends montrer l’immontrable? Tu prétends voir l’invisible? dire l’indicible? etc... Vieux rêve, iconoclasme, etc...

La chair de la voix ne s’incarne pas. Elle passe à l’image, directement. Il n’y a pas d’incarnation car dans ce passage, aucune spiritualité ne niche. S’il y a esprit, ce n’est pas l’image, c’est ailleurs, dans ce qui fait défaut à l’image et donc aussi à la voix.

Il y a une étrange complémentarité entre l’“Autoportrait nu” d’Egon Schiele (1910) et cet autre Autoportrait daté de la même année, 1910, qui désigne le trou de sa bouche. Le premier autoportrait semble reproduire le corps du peintre. Mais cette nudité, ce dénuement, cette maigreur tragique, sont plus en rapport avec une solitude de la pensée qu’avec le frisson réel de la nudité. L’image ne dit rien de spécial, elle montre la Chose. Elle semble ignorer la parole. Le message qu’elle nous transmet nous touche, vibre en nous à la manière d’une voix. La chair qui est représentée n’est pas celle du corps, c’est celle que nous partageons, celle qui nous traverse. Le regard délavé ne s’adresse à personne. Le désespoir se répand sans direction dans la proximité de ce corps. Il n’appelle pas d’identification, il se contente de suggérer une résonance irrefusable, irréfutable et inemprisonnable : celle qu’on retrouve dans l’autre autoportrait, celle de la bouche béante, béante sur quoi? Pas sur le néant, pas sur le vide, mais au contraire sur une certaine forme de plénitude, sur ce que nous partageons avec cet être aujourd’hui disparu, sur ce qui détruit toute distance entre nous et cet être humain : la voix, vecteur de la parole.

Toute image ne montre pas la voix, seules certains images le font. Lesquelles? C’est toute la question. Comment font-elles? Disons ceci : de même que la voix troue l’air, ces images trouent la Chose. Oui, elles trouent la Chose elle-même, et ce trou est l’esprit, et l’esprit nous fascine.

 


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