1. Elle est irréductible à une définition.
En entrant dans le langage courant, sous son propre nom ou d'autres comme celui de déconstructivisme, la déconstruction a-t-elle perdu son tranchant? Peut-être pas, car elle est toujours aussi difficile à définir : ni une analyse, ni une critique, ni une interprétation, ni une méthode, ni une thématique, ni une théorie, ni même une philosophie... Derrida semble avoir utilisé toutes les ficelles de la théologie négative pour éviter qu'elle ne se fige dans une positivité. La déconstruction n'est rien, en tous cas rien de substantiel, jusqu'au moment où elle produit l'événement qu'on n'attend pas.
Alors : Qu'est-ce que la déconstruction? Elle commence par s'interroger sur les limites de cette forme interrogative qui domine l'histoire de la philosophie depuis Platon. Si les prédicats qui permettent de poser cette question, Qu'est-ce que..? sont tous déconstructibles, alors la tâche de la déconstruction n'est pas d'y répondre, mais de la transformer. Certes, elle interroge le logos, les institutions sur lesquelles il repose et tout ce que la voix présente peut charrier : vérité, être, vie, discours, écriture courante, certitude, etc..., y compris les éléments les plus usuels comme le mot ou le signe. Mais ces éléments sont transformés. Il ne s'agit pas d'expliquer, mais de déplier, de rendre compte de l'héritage dont le texte est le gardien. Aucun pouvoir ne saura jamais justifier ce questionnement critique, qui ne renonce pas à la raison mais revendique au contraire une "hyperrationalité", inconditionnelle, qui suspend toutes les conventions préalables. Il faut, pour cela, introduire d'autres concepts ou quasi-concepts : l'archi-écriture (où se défont les significations), la trace, la lettre, le gramme, l'autre, la différance, l'itérabilité, le supplément, le parergon, etc...
2. Si quelque chose de tel existe.
Il est pourtant arrivé un moment, dans les années 1980, où Derrida s'est résolu à évoquer la déconstruction elle-même, si quelque chose de tel existe. Pour répondre à certaines dérives déconstructionnistes, voire à certains arguments anti-déconstructionnistes, il s'est résolu (sous certaines réserves sans cesse réaffirmées) à réintroduire le verbe Être, celui de la définition :
- la déconstruction, a-t-il dit (en 1984), c'est Plus d'une langue. En laissant en elle une figure auto-interprétative déployer sa nécessité, sans se soumettre à quelque méta-discours que ce soit, elle s'apparenterait à une traduction des héritages parvenus jusqu'à nous. La même année, dans Invention de l'autre, elle est présentée comme expérience aporétique de l'impossible (définition rappelée explicitement dans Apories, en 1996, p36). N'ayant pas de lieu propre, aussi nécessaire qu'impossible, elle s'énonce en plus d'une langue, elle fait survivre plus d'un spectre, plus d'une voix, intraduisibles entre elles.
- puis, en 1989, est venu cet autre aphorisme, pas moins énigmatique : La déconstruction est la justice. L'un comme l'autre s'impose performativement, comme la loi. Une force fondatrice, un acte de foi qui opère au bord du langage, dont le fondement n'est pas rationnel mais mystique, introduit une tension entre une justice qu'on ne peut "adresser" qu'indirectement, de manière oblique (l'expérience de l'impossible) et un système du droit (le possible). Si l'on prend au sérieux la justice, elle franchit toutes les limites : adulte/enfant, homme/femme, humain/animal, etc... Elle affecte toutes les partitions qui instituent le sujet humain. A hauteur d'une éthique qui n'est pas celle du discours courant, mais celle qui interroge l'origine et les limites de l'éthique, elle inaugure un autre type d'exigence, un devoir, le devoir même.
3. Ce qui arrive : chaque fois, un événement unique.
Dans un troisième aphorisme, Derrida a défini la déconstruction comme ce qui arrive. Aucune raison, aucune causalité ne permet de l'anticiper dans le système en place. Quand elle arrive, le processus est déjà entamé. En rapport essentiel avec la pensée même, qui est faite d'additions et de suppléments dangereux, et avec l'itérabilité générale du langage, qui déplace et déjoue les limites oppositionnelles, elle favorise l'irruption de l'événement irréductible, singulier - au plus près possible d'un idiome ou d'une signature.
Chaque fois, on l'expérimente comme événement unique. Elle est ce qui arrive, quand ça arrive. Pour la mettre en oeuvre, il n'y a ni règle, ni procédés, ni technique, mais une quasi-règle : ce qui, chaque fois, vient en plus, opère comme irruption de l'autre, disjonction, commotion.
Jacques Derrida se méfie des définitions (toutes suspectes de contamination ontologique), mais n'hésite pas à affirmer des axiomes (tout commence par un "oui", un acquiescement). L'axiome inconditionnel et indémontrable, à partir duquel la déconstruction est mise en mouvement, c'est l'ouverture de l'avenir. Cet axiome la lie à l'altérité, c'est-à-dire, dit-il, à la justice. La justice est déjà posée, elle nous vient de l'avenir, indépendamment de tout droit positif. Elle n'arrive pas par calcul, mais au-delà de la norme et du temps.
4. Aujourd'hui.
L'événement a déjà lieu, dans notre présent, il affecte l'expérience même du lieu. Ça se déconstruit. Tous les champs sont affectés (entre autres) : le politique (et son concept même), les valeurs qui soutiennent le système de l'art et celui de la littérature, le christianisme qui, en se mondialisant, se transforme de manière imprévisible, les discours sur l'amitié, etc. Le droit est contaminé, le souverain se divise, multipliant les formes et les antagonismes. Les bords ou parerga d'une oeuvre se dédoublent : le bord interne est affecté par le dehors et le bord externe par le dedans (double invagination). C'est une expérience de déconstruction dont aucun texte ne peut se dissocier. Chacun en fait l'expérience de lui-même, sur lui-même, il s'affecte, s'auto-hétéro-déconstruit.
La déconstruction s'appuie sur la crise actuelle, linguistique et aussi machinique, pour défaire l'opposition classique de la vérité et de l'apparence, résister à la volonté moderne de tout calculer, de tout programmer y compris l'invention, et pour ouvrir un autre espace théorique. Déconstruire un concept, ce n'est pas le détruire. C'est parfois aussi réaffirmer la force de ce concept. Exemple : déconstruire la démocratie, c'est prendre en compte les singularités anonymes et irréductibles qu'une certaine démocratie tend à oublier. L'exigence d'une démocratie à venir, c'est déjà la déconstruction à l'œuvre.
La science, la technique, l'informatique, le machinisme et les médias entretiennent les turbulences qui déstabilisent l'écriture. Le cinéma contribue au mouvement par sa technique du montage/démontage. Même la calculabilité est en crise.
Il y a, dans toute oeuvre, de la déconstruction. Ce qui rend les oeuvres, aujourd'hui plus que jamais, énigmatiques, c'est qu'elles se déconstruisent elles-mêmes. Même la censure ou l'interdit comportent en elles une contre-force déconstructrice.
Et pourtant la déconstruction n'est pas le signe d'une époque. Même si ce type d'événement se multiplie aujourd'hui, il y a toujours eu de la déconstruction. Elle est aussi immémoriale que moderne.
5. Limites.
Toute déconstruction commence par déconstruire ce qui se présente comme l'indivisibilité d'un seuil ou la solidité d'un fondement. A priori, aucune limite n'est indivisible, aucun système, concept ou oeuvre n'est à l'abri d'une transformation. Les frontières sont toujours complexes, multiples, mouvantes. Derrida multiplie les mots pour les nommer : liminaire, marge, ligne, limen, bord, démarcation, etc. Une frontière n'est jamais un simple trait, c'est une limitrophie elle-même travaillée par la différance, qu'on peut analyser, décomposer, altérer.
Mais le travail de la déconstruction n'est pas illimité, il bute sur des secrets, des cryptes. En toute logique (classique), la déconstruction ne devrait rien avoir à dire sur ces indéconstructibles, mais le paradoxe, c'est que c'est justement là qu'elle commence. Ce qui se présente comme résidu ininterprétable, irrécupérable, ce qui reste irréductible (la trace, le gramme, l'espacement, le spectre, etc.), ce qui se manifeste comme butée intraitable, imprenable, incalculable, indémontrable, intraduisible (la différance), c'est ce à quoi elle doit s'intéresser, sans jamais réduire leur altérité. A partir de ce lieu étranger, de ce non-lieu silencieux, innommable, de cette folie, elles interroge toutes les institutions et tous les discours. Elle ne les explique pas, elle les transforme.
6. Philosopher (ou pas).
Comment philosopher en déconstruisant le logos? Par une pratique double, à la fois intérieure et extérieure au logocentrisme.
- de l'intérieur, en s'appuyant sur les coins négligés du texte (une mémoire déjà à l'oeuvre dans l'oeuvre), sur ses apories, sur ses résonances (le commentateur déconstruit le texte en le laissant intact), sur les spectres qui gisent dans le langage, sur les auteurs qui ont anticipé son mouvement (Marx, Freud, mais aussi Jean Genet), sur le potentiel qu'il met en oeuvre, sur l'instabilité des limites (parergon), et aussi en critiquant les appareils théoriques qui résistent à la déconstruction (par exemple le structuralisme). Cette phase de renversement - qui ne détruit pas la valeur de vérité - est indispensable. Elle fait glisser les éléments du système jusqu'au point où ils s'épuisent.
- de l'extérieur, en désorganisant les systèmes, en suspendant l'ordre et l'autorité des savoirs. Il faut travailler les écarts, déplacer et renverser l'ordre conceptuel, intervenir sur les restes, les concepts qui résistent à l'organisation dominante, et aussi les contextes. Il ne s'agit pas de déconstruire l'archive, mais le principe même de l'archive. Un seul auteur ni un seul texte n'y suffisent pas.
Il en résulte que la pensée déconstructrice dit "Oui" à la philosophie, mais sans partager avec elle aucun autre contenu que cet engagement, ce gage qu'elle donne. Elle dit oui à l''université en tant que lieu de performativité, de résistance critique, tant que le principe de liberté inconditionnelle de questionnement, de proposition et d'invention continue à s'y appliquer.
7. L'autre, le tout autre.
Pourquoi faudrait-il déconstruire? D'où viendrait cette injonction, cet impératif? De l'autre, du tout autre. Il n'y a ni preuve, ni certitude. On ne reconnaît ce "Il faut" qu'à l'impossibilité d'y répondre.
La déconstruction a toujours été à l'oeuvre. Prendre acte des apories, de l'illégitimité des frontières et distinctions, accueillir l'étranger, l'hôte incompréhensible qui arrive sans prévenir et parle autrement, décloisonner, c'est chaque fois nouveau, mais chaque fois un projet infini, une surprise absolue (messianique).
Si la déconstruction se voulait possible, elle se présenterait comme un ensemble de procédures avec leurs méthodes, leurs pratiques et leurs chemins balisés. Mais sa visée, l'expérience qu'elle invente, n'est pas celle-là : c'est celle de l'impossible, du plus impossible. Se laissant contaminer, parasiter par cela même qu'elle déconstruit (l'autre), elle s'écrit au futur, mais sans maîtriser ce futur. Pour préparer la venue de l'autre sans l'inscrire dans un horizon préalable, elle doit inventer l'impossible. C'est sa loi, sa seule dignité.
Si la déconstruction s'institue, si elle devient un motif, alors il faut faire émerger de nouvelles possibilités de renvoi à l'autre : virtualité, simulacre, spectralité. Une autre logique s'impose qui n'est plus une logique, mais une graphique de la restance.
Le style de la déconstruction exige le respect du droit de l'autre à la différence. Sa responsabilité, c'est de ne rien soustraire aux questions déconstructives. Du thème, du texte ou du concept en cause, il faut refuser de faire une totalité close.
Et en plus, sans vouloir en faire une ultime justification, on peut ajouter que, quoiqu'éloignée de toute mystique et sans prétendre à l'extase, la déconstruction peut donner du plaisir.
8. De la langue sacrée au messianisme.
La déconstruction peut-elle se mettre en cause, se déconstruire elle-même? Jacques Derrida se déclare athée, et même hyper-athée, mais c'est souvent sur l'héritage abrahamique qu'il médite. Sans passer par ce lieu et ses dérivés (Heidegger, le christianisme), on ne déconstruira pas la déconstruction.
Il lui est arrivé de comparer la langue de la déconstruction à une langue sacrée. Elle aurait été, comme l'hébreu, insécularisable, c'est-à-dire irréductible au discours courant qui efface le pouvoir de nomination de la langue. Il qualifie cette expérience de responsabilité sacrificielle, car dans le même temps elle reste fidèle à la tradition des Lumières et fait revenir des forces imprévisibles, dangereuses, des post-scriptums irréductibles (Babel, Khôra), qu'il faut sacrifier et ne pas sacrifier.
Il aurait, selon ses dires, voulu, par la déconstruction, réparer l'injustice. Laquelle ? Celle qui fut faite à son père, peut-être, ou encore bien plus grave, celle qui fut faite au droit, à l'éthique (la Shoah). Dans l'éloignement, dans l'exil, il n'y avait pas d'autre réparation que messianique (possible / impossible).
En proclamant plus d'une fois son "être-juif" (exilé, sans demeure), ce n'est ni une authenticité, ni une identité qu'il affirme, mais l'échec inéluctable de toute définition, de toute distinction conceptuelle. Il ne renvoie pas à une généalogie, mais au contraire, à la phrase inouïe : "Je me déconstruis!".
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