Qu’est-ce que l’invisible? Il y en a au moins deux sortes :

- celui d’un objet dont l’essence est d’être visible, mais qui est actuellement caché, non-visible pour des raisons contingentes, provisoires. Cet invisible nous est nécessaire pour ordonner le monde. On ne peut juger de la présence d’un objet que s’il a précédemment manqué;

- celui d’un objet dont l’essence est d’être invisible, c’est-à-dire qu’il exclut par nature et pour toujours toute inscription dans le domaine de la vue.

La voix est capable de représenter ces deux sortes d’invisibilité. On peut même penser qu’elle est là spécialement pour ça, pour représenter l’invisible. Je ne me prononcerai pas sur leur ordre d’apparition dans la phylogenèse humaine, mais ma conviction intime est qu’il est impossible de les isoler l’une de l’autre (et que par conséquent ils ont dû apparaître simultanément). Entre la voix humaine, la notion d’objet manquant et l’invisibilité, il y a un rapport quasiment naturel.

Peu importe d’ailleurs la question de l’origine; le fait est qu’à présent l’espèce humaine a besoin d’invisible autant que de nourriture, de chaleur et d’amour.

S’il n’y avait pas d’irreprésentable, on se contenterait de ce qui est visible. Or, justement, on ne s’en contente pas. Qui pourrait le nier?

L’invisible est lié au questionnement. S’il y a invisible, c’est qu’il y a question. Où est-ce? Qu’est-ce que c’est? Par le biais du questionnement, l’invisible s’attache à la voix.

Le visible ne peut pas s’incarner sans la voix. Celle-ci est l’organe qui permet à l’homme de satisfaire à son besoin d’invisibilité.

- Eh oui. L'invisible a un organe. Ça vous étonne? C'est pourtant comme ça. S'il n'avait pas d'organe, il n'existerait pas. Et comme il a un organe, l'invisible, il a aussi une chair, et cette chair est la voix.

- Par opposition à la vision animale (dont on ne sait d’ailleurs rien du tout), la vision humaine se caractérise par le fait que l’invisible est en son coeur. Il est sa racine première. Il détermine toute visibilité concevable : image, dimension, espace, corps, forme, symbole, etc... Il conditionne la beauté comme la laideur, le trait comme la couleur, le gribouillage comme la gravure. Il est, lui, cet indicible, le point central de la représentation; il est la voix.

- Qu'est-ce que l'humain? Un effort immémorial de représentation de la voix. La pensée, le langage, l’écriture, la musique, l’inconscient, le dessin, l’art, le rire lui-même, ne sont pas autre chose que la liste interminable des tentatives insensées qu’à commis et que commettra l’être parlant pour donner une forme à ce qui manquait de visibilité depuis les premières ébauches de l’hominisation, à savoir quoi? La voix. Certes, le concept, l’idée, la langue, ne sont guère plus visibles. Mais ils sont précis, détachables, illustrables; ils conduisent à la reproduction, au dédoublement, à la réitération, à l’épaississement, à l’enveloppement mental de cet immatérial tuyau de vibrations aériennes qu’on appelle la voix, la voix du père ou de la mère, la voix de la soeur, la voix de son maître ou la voix de la sagesse.

- L’aboutissement ultime de cette logique est l’espace vocal, un type d’espace auquel concourent les deux puissances antinomiques, la vision et la voix.

Inversement, la voix fabrique spontanément de la Chose, c’est-à-dire du devenir-invisible.