Nous ne sommes jamais les héritiers d'un seul spectre, mais toujours de plus d'un. Plus d'un, pour Derrida, c'est une horde, une foule hétérogène qui ne peut pas se rassembler en une totalité - c'est donc aussi moins d'un (le spectre est, d'origine, dispersé). Dans le livre qu'il a écrit autour d'un portrait de Jacques Derrida fait par Valerio Adami, A plus d'un titre, Jean-Luc Nancy raconte que Derrida adorait redire plus d'un. Il le disait à tout propos, il s'emportait. Il fallait qu'il y ait plus d'une légende autour de lui, plus d'une chose à dire; il était plus d'un Derrida, plus d'un J., plus d'un D., plus d'un trait. Cette dispersion, c'était sa pensée même, plus d'une pensée, plus et moins qu'une pensée.

Plus d'un veut dire, aussi, qu'il n'y a plus d'un. Il n'y en a jamais eu. Le un s'est toujours su comme n'étant ni là, ni nulle part : c'est l'autre et plus d'un autre, plus que de l'autre même, plus autre qu'autre.

Il faut compter avec les spectres. Ils nous regardent, ils portent une injonction qui nous pousse à obéir, mais ne nous dispensent jamais du choix entre ces "plus d'un" disparates. Ainsi leur présence est-elle problématique. Il y a entre eux un commerce, une société qui nous laisse dans l'incertitude.