Dans l'exorde par lequel commence (ou qui précède) son livre sur Marx, Spectres de Marx, Jacques Derrida commence par un aphorisme, Je voudrais apprendre à vivre enfin. Vivre ne suffit pas. Il faut que s'y ajoute quelque chose que nous recevons d'un autre, dont nous héritons. L'axiome derridien, c'est que cette sentence qui nous vient de l'inconnu, cette sentence indémontrable, indéconstructible, qui nous arrive par des fantômes ou des spectres, c'est la justice. Apprendre à vivre, c'est cultiver cet axiome. Par respect pour ceux qui ne sont plus ou ceux qui ne sont pas encore nés, par responsabilité à leur égard, cette question qui excède toute présence à soi arrive nécessairement. Elle nous vient de l'avenir, mais elle est déjà posée, avant nous. Elle ne se pose maintenant, au présent, que parce qu'elle n'appartient pas au temps.

Cet axiome ressemble à celui énoncé par Kant : La dignité inconditionnelle de l'homme s'élève au-dessus de toute économie, de toute valeur comparée. Comme lui, il nous engage indépendamment de toute démonstration, de toute règle, de toute loi, de tout droit positif. Ce qui peut choquer en lui, c'est que l'engagement semble moins s'adresser à des êtres vivants, présents aujourd'hui, qu'à des spectres (ni vivants ni morts) qui s'adressent à nous avec leurs injonctions, qui nous regardent, avec lesquels nous nous entretenons. Mais cette dimension spectrale est inéluctable - on la trouve abondamment dans Marx.

On peut aussi rapprocher cet axiome de la pitié selon Jean-Jacques Rousseau, originelle et inexorable.