Son prénom courant est Jackie, mais son prénom juif, dissimulé, oublié, découvert du dehors, tardivement, en même temps que d'autres histoires cachées de la famille, c'est celui du prophète Elie, un nom presque anonyme, qu'il dit avoir porté comme un matricule, mais qu'il dit aussi avoir reconnu comme sien, comme un signe, un signe de son élection, de sa bénédiction secrète, dont il se souvenait lorsqu'il revêtait son talith, une réserve, une noblesse, mais aussi une escarre, une blessure durcie. Ce nom n'a pas été inscrit à l'état-civil (p86), contrairement aux autres noms hébreux de la famille. Pourquoi? Peut-être pour la raison qu'il révèle solennellement le 23 février 1990 (p170) : c'est parce qu'il a reçu ce nom d'un grand oncle paternel, Eugène Derrida, qui avait abandonné femme et enfants pour aller refaire se vie en métropole. Jacques Derrida n'a-t-il pas, lui aussi, abandonné sa filiation pour refaire sa vie en métropole, c'est-à-dire en philosophie? Il a rompu l'alliance et il a reçu ce nom, Elie, de ce prophète dont on trouve la chaise vide dans chaque synagogue, et qui vient rappeler l'alliance à chaque circoncision. Pour lui, Elie est double : c'est l'appartenance, et aussi la non-appartenance.

1. le frère aîné s'appelle Abraham; 2. le second, mort un an avant la naissance de Jackie, s'appelle Moïse; 3. le troisième, Jackie, s'appelle Elie. Très tôt, Jackie Derrida décidera d'assumer sa filiation. Il sera, successivement et en même temps, l'autre Abraham, le nouveau Moïse, le prophète imprévisible, celui dont la venue est incalculable, ce héraut eschatologique qui dénonce le pouvoir des rois et annonce la fin du royaume (DDALP p467) et aussi celui qui invite à une autre alliance. La position prophétique, qui est la plus étrangère à la philosophie, est aussi la plus centrale dans la philosophie de Jacques Derrida. En réaffirmant sa filiation, il appelle une légitimité paradoxale : si sa chaise est vide, c'est parce qu'il a rompu avec toute communauté, toute appartenance - et pourtant sa chaise est celle du prophète Elie.

PETITE CHRONOLOGIE :

- 1870 : décret Crémieux qui accorde la nationalité française aux juifs d'Algérie.

- date inconnue : Eugène Eliahou Derrida abandonne sa famille pour s'installer en métropole.

- 1930 : naissance de Jacques Derrida. On peut lire dans Ulysse gramophone (p105), dans une conférence prononcée le 12 juin 1984 : "Naturellement, vous ne croyez pas un mot de ce que je vous dis en ce moment. Et même si c'était vrai et même si, oui, c'est vrai, vous ne me croiriez pas si je vous disais que je m'appelle aussi Elie : ce nom n'est pas inscrit, non, à l'Etat civil mais il me fut donné au septième de mes jours".

- 1949 : Jacques Eliahou Derrida abandonne sa famille pour s'installer en métropole.

- 1990 : Jacques Derrida, écrivant Circonfession, apprend qu'il a reçu le prénom Eliahou en référence à son ongle Eugène. Il en fait la révélation le 23 février.