Pour Artaud, le théâtre n'est pas un genre comme un autre. C'est un outil de subversion, voire de destruction de la civilisation occidentale. Avec le théâtre de la cruauté, il s'agit de s'émanciper de la toute puissance du logos. La fonction de la parole est transformée. Au lieu de l'esprit et de la conscience vient l'onomatopée, le cri, le hiéroglype. Il ne faut pas que la parole soit transcrite dans une écriture, mais rythmée par un souffle; il ne faut pas qu'elle sépare, qu'elle divise, qu'elle ajoute, mais qu'elle soit à chaque fois unique, sans répétition. Renverser, par des conflagrations "inouïes" (c'est le mot d'Artaud) de forces et d'images, la dictature du texte et de l'auteur, le pouvoir de l'œuvre, rrevendiquer son analphabétisme pour rendre illisible le chef d'œuvre, tel est le programme de l'"athéisme théâtral" (Derrida). Mais l'inspiration de l'acteur, son anarchie improvisatrice, ne conduisent-ils pas à un autre assujettissement? "Le théâtre ainsi décolonisé ne succombera-t-il pas à sa propre cruauté?" demande Derrida. Ne mène-t-il pas à l'arbitraire et à l'irresponsabilité? Artaud voudrait remplacer le système représentatif par une autre loi, celle des cris, du rythme et du souffle. Mais c'est alors la différance, dans son ambiguité, qui est menacée. En voulant récupérer cette parole qu'on lui aurait dérobée, Artaud fige par un autre système de signes, une maîtrise absolue des gestes, des expressions et des cris, [encore plus rigide que celui des mots et des concepts], le jeu du signifiant.