1. S'entendre parler.
Quand je parle, je m'entends parler (doublement). D'un côté, à l'intérieur, j'entends ma voix. Rien n'est plus proche de moi que cette écoute qui ne présuppose aucun détour par aucune extériorité. Ma voix se passe de tout contenu externe, elle ne prend rien à l'extérieur, elle garde le dedans de moi, dans l'intimité de ma propre vie. C'est l'auto-affection de la voix, qui selon Jacques Derrida est absolument pure. Mais d'un autre côté, en m'exprimant par ma bouche, j'émets un son, et j'entends cette voix qui revient vers moi à partir de l'extérieur. Ma position est alors la même que celle de n'importe quel autre exposé à cette voix. L'auto-affection est inséparable d'une hétéro-affection. Le dédoublement du s'entendre parler se traduit par un décalage, un mouvement différentiel, une différance. C'est cette expérience qui produit le sujet et la conscience, dans un rapport à soi qui est aussi différence d'avec soi.
Par son lien privilégié au sens, la voix apparaît comme la gardienne de la présence, indéfectiblement complice de l'idéal. Sa puissance ne peut s'expliquer ni par la physiologie, ni par la phonétique, ni par aucune science objective : elle tient à sa capacité à exprimer, par un acte qui lui est propre (la parole vive), l'idée de l'objet, à unir la vie et l'idéalité, l'élément phonique et les objets idéaux hors du monde. En tant que spiritualité vivante, chair transcendantale qui assure la possibilité de l'être, énigme qui répond à l'indiscernabilité de la conscience et du langage, elle conditionne l'idée même de vérité; Jean-Jacques Rousseau croyait que la voix intérieure ne mentait jamais.
Il y a dans la voix quelque chose d'unique qu'elle partage avec le temps - et aussi peut-être avec la vie. C'est un pur mouvement engendré par rien, dont on ne peut parler que par métaphore. Vécu dans une proximité immédiate, hors-monde, il ouvre la possibilité d'apparition d'un monde. La voix est toujours disponible. D'un côté, chacune de ses émissions est une nouveauté absolue (singularité); mais d'un autre côté, dans la présence, elle peut toujours se donner à l'identique et sans limite (universalité).
La voix est à la fois un organe, un processus corporel (la bouche, les lèvres, le larynx et aussi la succession visuelle des mots dans l'écriture, entre l'oeil et la main) et un lieu idéal où, sans le concours d'aucune surface, se produit la transcendance. Par elle s'expriment la loi naturelle et la liberté. Par elle transitent les expressions qui sont aussi celles du visage : l'empathie, la pitié, la peur, l'angoisse.
2. Itération, la voix de l'autre.
Il aura fallu que, près de moi, j'entende la voix d'un autre, d'un ami qui m'aura ouvert l'oreille. Cette voix à la fois intérieure et extérieure, je l'aurai portée moi-même. Elle ne m'aura rien dit, elle aura gardé le silence, mais elle m'aura fait venir à l'écoute, à la compréhension, à l'appartenance.
Ma parole entendue en l'autre répète le mouvement d'auto-affection que j'entends en moi, mais elle le répète ailleurs, autrement. En redoublant le mouvement initial, elle ouvre une possibilité d'itération. En tant que promesse tournée vers l'avenir, un vouloir-dire ou une intention ne peuvent jamais être pleinement actuels, totalement présents à leur objet. D'avance, ils sont écartés d'eux-mêmes, différantiels (loi de l'itérabilité).
3. La voix du logos, le phono-phallogocentrisme.
La tradition occidentale repose sur la présence de la voix. Il faut que la chose se présente, ici et maintenant, pour que soit rassemblé dans le logos tout ce qui produit, reçoit, dit et rassemble le sens. C'est la raison, la loi morale selon Kant qui parle en chaque homme sans équivoque et légitime un savoir-vivre, une sagesse. La voix valorise l'intelligible au détriment du sensible, l'idée au détriment du corps, elle sépare le signifié du signifiant. Par le verbe "être" qui l'unit à la pensée, dans l'évidence de sa présence à soi-même, elle se présente comme pouvoir sur le signifiant, maîtrise technique. Ainsi la raison et l'écriture sont-elles subordonnés à l'auto-production du logos.
Sur la présence de la voix, s'édifie le phallogocentrisme, le lieu idéal du phallus (voir ici).
4. Portée de la voix, gramophonisation.
Autour de la voix, dans la proximité immédiate d'un voisinage, se dessine l'espace de la communauté, des pratiques sociales, de la fête, où chacun doit se situer à portée de tous les autres. Or il arrive aujourd'hui dans cet espace un changement radical, un événement sans précédent (dixit Derrida). Par le téléphone, la radio et les autres systèmes audio-télé-visuels développés par les techno-sciences (y compris le cinéma ou l'Internet), on enregistre, on archive, on diffuse la voix en donnant l'impression ou l'illusion qu'elle est présente, vivante. Cette voix reproduite, gramophonisée, organise désormais l'espace. Il ne s'agit pas seulement d'aller plus loin, d'étendre sa portée, il s'agit de faire croire, ici et maintenant, à la présence unique, irremplaçable, "en direct" ou en "temps réel", d'un locuteur. Certes cette parole, présentée comme immédiate, n'est qu'un appareillage, un artefact, une restitution pseudo-vocale. L'acquiescement est mécanique, automatique, mais cela n'annule pas le phénomène essentiel : un effet de croyance qui perdure, une réitération de la voix, chaque fois produite de nouveau.
5. Représentation.
Pour échapper à l'obscurité, les prisonniers de la caverne platonicienne font appel à la voix (et à son corrélat, les idées). Mais celle-ci ne peut pas rendre présentes les sensations et intuitions. Elle ne peut promettre qu'une seconde présence dans la représentation. Comme présence à soi immédiatement audible, elle met le signifiant à l'abri, hors du monde. A l'origine de la parole, sous son apparenté dignité, elle installe une fiction, un simulacre, un mensonge, un leurre. Si elle réussit, c'est la différance elle-même (le travail du signifiant) qui est supprimée, la chose même est dérobée.
La voix protège sous un voile une vérité qui ne peut pas être mise à nu.
6. Clôture du logocentrisme.
Depuis le 17ème siècle, on dénonçait comme une déchéance la non-présence à soi, l'éloignement de la voix et de la vie. Aujourd'hui l'autre écriture, l'archi-écriture, active depuis l'origine, multiplie les voix polyphoniques. En mathématiques, en biologie ou sur le mode du jeu, de nouvelles pratiques d'écriture étrangères à l'ordre de la voix se développent. Nous y sommes livrés, comme nous l'avons toujours été, mais sans le soutien d'un archonte ou d'un père qui pourrait garantir une vérité.
Le phono-logocentrisme qui a dominé la culture de l'aire euro-méditerranéenne pendant près de 3000 ans se disloque. Toutefois ce n'est pas (ou pas seulement) une question d'époque. Sa clôture n'est pas sa fin. En se détachant et en se libérant de sa complicité avec le logos, la voix peut renouer avec le corps. Dans ces moments de crise, la pensée n'est plus soumise à l'obligation de se totaliser.
Quand une voix devient lisible au-delà de sa date, autre chose commence. Dans l'écart entre la date conventionnelle, celle du calendrier, et l'autre date, un certain cryptage, une indétermination, s'intercalent. On peut nommer cela poésie ou, parfois, philosophie.
Avec la dislocation des limites traditionnelles, le brouillage des frontières et des concepts, une bouche béante, sans voix, hurle dans le chaos d'aujourd'hui. Ce sans-voix (ou voix blanche) peut se présenter comme je, il peut s'exposer, se dessiner. S'il vient, c'est comme un autre (un tout autre), un spectre qui troue l'écriture.
7. Plus d'une voix.
Les voix ne sont pas identiques. Il y a pour chacune un ton, une singularité, un secret, un mystère, un écart indéfinissable, séduisant, menaçant ou dangereux. A qui cette voix s'adresse-t-elle? On ne peut jamais le savoir à l'avance. Le destinataire peut changer, errer, y compris dans un monologue, quand la voix du début s'éloigne de celle de la fin.
L'histoire de la voix est celle de l'esprit qui continue de parler, comme un spectre dont nous serions légataires, génération après génération. Même si nous la craignons, même si nous voulons l'exorciser, elle parle encore et toujours, elle se mêle à d'autres voix. Exemples : la voix puissante du souverain (Hobbes) qui continue, dans les nationalismes actuels, entre la bouche et l'oreille, à vociférer, à dévorer; ou les différentes voix de Marx, entre lesquelles nous sommes toujours appelés à choisir. Il nous faut apprendre à nous adresser à ces voix, dans leur multiplicité et dans plus d'une langue.
Il y a, dans toute lecture, toujours plus d'une voix intraduisibles entre elles. Il faut les traduire - c'est le début de la déconstruction.
Une voix sans différance, sans écriture, serait celle de la fin de l'histoire. Dans la panique et l'exaltation, Artaud a rêvé d'une telle voix. Ses proférations visaient la destruction du langage et de la représentation. Cette voix sans parole, qu'on a considérée comme folle, continue à se faire entendre. Impossible de la faire taire.
Y aura-t-il, un jour, une dernière voix, un dernier mot de la voix? Une figure ou une écriture qui serait celle de la mort de ma voix, la mort du moi-même comme tel?
8. La voix tremblante, idiomatique.
La voix n'a jamais été intacte. Il suffit d'une lettre pour la troubler, la parasiter, brouiller son audibilité. Il suffit d'un arrêt, d'un espacement, d'une consonne, d'une articulation ou d'une phrase pour l'altérer. L'écriture l'affecte, la contamine, l'énerve. Dans la voix la plus nue, dans une simple copule, il y a déjà du supplément. Sans organe et sans instrument, en elle, le pharmakon agit. En saisissant le sens, elle l'engage l'espace, le monde et le corps dans le mouvement de la différance. Infiniment surabondante, par la parole, la poésie ou l'art, elle donne sans réciprocité.
Quand on entend sa [propre] voix, on est saisi d'un malaise. Cette voix incontrôlable, qui se parle à elle-même, je la reconnais, mais elle ne m'appartient pas. Ma "propre" voix me semble étrangère. C'est la voix d'un autre qui m'entraîne ailleurs, dans un mouvement incertain, qui pourrait virer à l'eschatologie ou l'apocalypse. Je voudrais éviter de lui laisser libre cours, mais c'est impossible. Quelque chose résiste. Au prononçable de cette voix, à sa présence, s'est ajouté de l'imprononçable, du schibboleth. Cette trace qui parle pour ne rien dire, qui promet mais ne promet rien, on peut la nommer Dieu (lui seul peut concilier la franchise de l'expression, la présence continue à soi et l'indicible). Son propre, sa justesse, c'est qu'elle n'a rien en propre.
Même là où elle n'est pas attendue, recouverte ou exclue, elle revient. C'est l'autre voix idiomatique, fantômatique, tremblante, qui se cache dans les institutions, les systèmes ou les textes philosophiques. Il faut, dit Derrida, la retrouver. En tous cas c'est la tâche qu'il se donne à lui-même, une tâche nécessaire, un désir, un rêve, une promesse, et aussi la seule jouissance pensable. Illisible, inouïe, immaîtrisable, cette voix cachée ne se donne qu'en des lieux énigmatiques. Elle peut se manifester comme voix intérieure et aussi venir de voix extérieures, par exemple celles des réseaux, des systèmes technologiques, gramophoniques voire téléphoniques. On l'entend sans l'entendre (Babel). En-dehors de tout sens, par sa seule résonance, elle supplée à la présence.
9. Ambiguités de la voix derridienne.
La voix reste un point aveugle de l'oeuvre de Jacques Derrida. Omniprésente, objet ambigu de son désir, elle occupe le statut inconfortable de bord interne-externe de la déconstruction. Soit elle est indéconstructible et menaçante, soit sa déconstruction nous précipiterait vers l'innommable. Soit elle est incirconcise (la voix présente ou celle des Ephraïmites), soit elle est circoncise (elle hérite alors d'autres voix, comme celles des quatre rabbins du Pardès), soit elle est vouée à la tâche de circoncire la parole - c'est ce que Derrida nomme l'autocirconcision. Il aura tenté, par son œuvre, d'autocirconcire la voix.
|